L’entrée progressive du management dans l’art et la culture

Il est encore difficile d’évoquer le « management culturel » sans faire référence à la contradiction majeure qui semble opposer les deux termes que sont le management et la culture. Le management est sensé représenter un ensemble de règles, il est relativement normatif et implique un certain cadrage, une discipline. Enfin il a recours à des outils de mesure ou d’évaluation. En revanche, la culture renvoie à l’idée d’émancipation, de création qui s’opère dans une relative liberté, affranchie de toute règle.

Ainsi, comme l’a rappelé Eve Chiapello, il existe un grand nombre de divergences d’opinion entre le management d’une part, et l’art d’autre part. A la vue de ces divergences on peut facilement imaginer le genre de conflits qui opposent régulièrement les artistes aux managers. En effet les artistes ont souvent du mal à admettre une quelconque considération marchande dans ce qui touche au domaine culturel. Nombreux sont ceux qui refusent catégoriquement l’intrusion de l’idée de commerce ou de mercantilisme dans leur art, et ce surtout lorsque cela implique une atteinte au contenu de l’œuvre (ex : quand l’artiste doit se plier aux demandes de celui qui rémunère son travail, en modifiant ou adaptant son œuvre selon les desiderata de ce dernier et les exigences commerciales qu’il poursuit). La notion même de « commanditaire » est souvent reniée par les artistes, qui se plaisent à imaginer créer sans contrainte autre que celle que leur apporte leur propre élan créatif. La critique n’est pas unilatérale, et les gestionnaires ont eux aussi des reproches à adresser aux artistes : « ils n’ont pas le sens des réalités, ils sont prétentieux et s’imaginent que leur statut d’artiste leur confère le droit de vivre au crochet de la société, … » sont des critiques souvent entendues du côté des managers de la culture.

Après la méfiance, un timide rapprochement

Cependant, cette critique artiste du management a connu une remise en cause avec les nouvelles politiques culturelles menées à partir des années 80. En effet on a vu apparaître au cours de ces dernières décennies des signes de rapprochement entre ces deux logiques, celle de l’art et celle du management. Dans la continuité de la politique culturelle menée par Malraux dans l’immédiat après guerre, le renouveau de l’élan culturel marqué par les « années Lang » (1981-1991) a permis une véritable affirmation de la dimension économique de la culture. Lang a su en effet susciter un esprit d’entreprise dans la culture, en en rappelant au passage la dimension économique. Au cours de ces années, le budget d’Etat consacré a la culture a pratiquement doublé, au point que pour en gérer l’emploi face à une demande exponentielle, il a fallu substituer à l’Etat un réseau d’associations et d’établissements relais, créées sous l’impulsion de cette politique d’entrepreneuriat culturel. L’Etat a pris des mesures concrètes pour aider économiquement ces organisations culturelles. Ainsi par exemple la création en 1982 de l’AGEC (Association pour la Gestion des Entreprises Culturelles) leur permet de bénéficier d’un soutien efficace grâce à des missions de conseil portant sur divers domaines, allant de la fiscalité au droit du travail, en passant par l’informatique et le marketing. Cet organisme s’efforce de promouvoir le management dans les activités culturelles.

Une tendance à la réconciliation entre art et économie se dessine donc assez clairement depuis quelques temps. Elle se réalise essentiellement sous l’égide de l’Etat qui défend ardemment l’ « exception culturelle » en menant une politique favorable à la production nationale (et par extension européenne), en proposant des aides et des régulations très favorables aux producteurs indépendants. Cette action soutenue de l’Etat auprès du secteur privé culturel a permis le rapprochement des logiques d’art et de management, qui s’est déployé autant dans le public que dans le privé. En conséquence, les exigences de rentabilité qui caractérisent aujourd’hui en partie les industries culturelles sont devenues des variables reconnues, des instruments de notoriété autant que de mesure de la performance (hit parade, box office, billboard, etc…). l’entrée du monde de la Culture dans l’ère du big data n’a fait qu’accentuer la chose, avec les systèmes de réservations, de playlists, d’algorithmes de recommandation, etc…

La place du management dans la culture est donc en train de se légitimer. Mais les managers ont dû s’adapter aux spécificités du secteur, faisant ainsi du management culturel une relative exception par rapport au management traditionnel.

A suivre…

Alvarado Marc : « Parfois ça dégénère », Bookelis / Stoymag, 2020.

Chiapello Eve : « Artistes versus managers – le management culturel face à la critique artiste », Métailié, 1998.