Culture & innovation

Mois : janvier 2021

Le processus de quête (part 5)

Acquérir et partager une vision du projet innovant

Pour réussir le voyage, le porteur du projet devra énoncer des règles claires pour chaque profession, s’appuyer sur des structures relais dans ou à l’extérieur de l’organisation, se donner du temps dans l’évaluation et combattre l’isolement. Les projets innovants sont souvent de longs voyages, que l’on fait à plusieurs.

Les structures narratives et la métaphore du voyage du héros permettent de créer une vision du management de projet innovant. L’avantage de ce mode de lecture est qu’il fait parler l’imaginaire, ce qui est une compétence essentielle pour qui veut développer puis gérer la créativité. Les étapes du voyage du héros permettent en outre au porteur du projet, au moment de conter sa vision à sa hiérarchie, puis à son équipe pilote, de bien situer les seuils à franchir, les moments importants et leur enchaînement probable dans le cycle de vie du projet. La métaphore du voyage est, parmi toutes les structures narratives, celle qui s’apparente le plus à celle de la vie, dans la dimension universelle des rites de passage et de la quête initiatique. C’est celle qui décrit le plus en profondeur la relation d’un individu à son environnement, qu’il soit familial, sociétal ou virtuel.

L’étude de cas d’entreprise dans le processus d’apprentissage, notamment dans le cadre de l’étude des techniques de management, a depuis longtemps montré sa pertinence dans la capacité à mobiliser les esprits autour d’une histoire et des leçons essentielles à en tirer, en regard de l’enseignement conceptuel dispensé par ailleurs. Dans le monde des médias omniprésents dans lequel nous vivons, la narration épique vue en tant qu’analyse prospective du pilotage d’un projet innovant, propose une méthodologie originale, tout autant qu’un état d’esprit, à inculquer et à mettre en œuvre pour faire adhérer une équipe ou une organisation autour d’une vision.

Références 

Jean-Paul Desgouttes : « Le verbe et l’Image », ed. L’Harmattan, 2003.

Joseph Campbell : « The Hero with a Thousand Faces », ed. Fontana Press, 1993 (ed. originale Princeton University Press 1949).

Christopher Vogler : “The Writer’s Journey”, ed. Michael Wiese, 1992, revisée en 1999.

James Bonnet : “Stealing Fire from the Gods”, ed. Michael Wiese, 1999.

Vladimir Propp : “Morphologie du conte”, Points Seuil, première publication en 1928.

Peter Senge : « La Cinquième Discipline : l’Art et le Manière des Organisations qui Apprennent », ed. First Press, 1992.

Stephen Denning : « The Springboard : How Storytelling Ignites Action in Knowledge-Era Organizations », ed. Butterworth-Heinemann, 2000.

Yiannis Gabriel : “Myths, Stories and Organizations”, Ed. Oxford University Press, 2004.

Le processus de quête (part 4)

Une métaphore du management de projet innovant

On a découvert depuis quelques années les vertus des techniques narratives dans la pratique du management. L’utilisation d’une structure narrative dans le pilotage d’un projet va en effet permettre de travailler sur les éléments suivants :

  • une histoire va sensibiliser les acteurs du projet
  • une histoire permet de fédérer une vision
  • une histoire permet de visionner la quête initiatique et vaincre la peur de l’inconnu
  • une histoire permet aux acteurs de jouer leur rôle à l’intérieur du cycle
  • l’aventure permet de créer son futur plutôt que le subir

Ce cycle de l’innovation et de l’apprentissage a été décrit avec précision par Peter Senge dans ses travaux sur le leader et l’organisation apprenante. Il est intéressant de confronter le cycle d’apprentissage à l’intérieur d’un système, avec les étapes du voyage du héros. Dans les deux cas, le leader va devoir gérer deux mondes distincts, celui du système courant et celui de la nouveauté. Le franchissement des différents seuils va s’effectuer dans une analogie troublante par rapport au processus de quête décrit précédemment, suivant les trois étapes clés qui sont Création – Développement – Maturité.

Tout projet naît dans un environnement habituel, celui du système.  L’étape de création va permettre au(x) porteur(s) du projet d’accroître sa perception en matière de ressources à mobiliser, de chemin à accomplir, de personnes à convaincre et de valeur stratégique du projet au sein du système. Une fois ces éléments maîtrisés, la décision de lancer la construction d’un pilote va entraîner le porteur du projet et son groupe d’alliés dans le monde extraordinaire de l’innovation. Il devient alors important pour le manager du projet de piloter en anticipant les seuils à franchir dans un contexte où les règles et les éléments de mesure doivent être redéfinis. Durant la phase de création, les seuils essentiels à franchir sont :

  • le manque de disponibilité : disposer d’une flexibilité du système au service du projet
  • le manque de soutien : animer le projet en permanence
  • le manque de motivation : fixer des objectifs clairs et les communiquer
  • le manque de cohérence : s’assurer la sincérité des appuis et des comportements

L’étape de développement du projet va se dérouler dans un contexte particulier, décalé par rapport au système, où les éléments de moyens, de temps et de mesure sont entièrement nouveaux. Durant cette étape va se jouer la faisabilité du projet. Le manager du projet joue donc sa survie et celle de son équipe dans un combat contre la montre et contre ses détracteurs. Les derniers arbitrages vont conditionner le chemin de retour de l’équipe projet au sein du système. Durant l’étape de développement, l’interaction du groupe pilote avec le reste de l’organisation s’intensifie peu à peu. Au gré de ces contacts vont se révéler les adversaires et les premières résistances au changement. Les principaux seuils à franchir sont :

  • vaincre la peur de la remise en cause
  • créer de nouvelles méthodes de mesure
  • convaincre les leaders d’opinion

L’étape de développement est bien évidemment une étape critique, car le délai nécessaire pour mesurer les effets d’une action innovante est mal maîtrisé par le groupe pilote, et encore moins par le système. Le groupe a du vivre un certain temps en autarcie, et il existe une dérive sectaire au moment de convaincre les opérationnels sur leur terrain. Lorsque ces étapes sont franchies et les derniers arbitrages effectués en faveur de la mise en exploitation du projet, alors peut commencer la phase de maturité, en un mot le retour du groupe pilote au sein du système. L’enjeu de l’étape de maturation est d’assurer la pérennité du projet au sein du système, tout en préparant le terrain pour de futures innovations. En ce sens, la qualité du témoignage du manager du projet va aider le système à parfaire son processus de gestation et de d’intégration de l’innovation. Durant cette étape du retour, les seuils les plus importants à franchir pour le manager du projet sont :

  • manager deux mondes : le groupe pilote et le reste de l’organisation
  • diffuser les résultats : affronter le scepticisme et obtenir la reconnaissance pour les pilotes
  • recadrer les objectifs : au niveau individuel et au niveau collectif
Le cycle du projet innovant
D’après «La Cinquième Discipline» de Peter Senge

A suivre…

Le processus de quête (part 3)

Reculer pour mieux sauter

Il n’est pas étonnant que la première réaction décrite après la réception de l’ « Appel de l’aventure » soit celle du refus du changement. Effectuer un saut dans l’inconnu n’a jamais été une sinécure, seuls les héros aguerris (ceux qui en sont à leur énième épopée) sont de ceux qui franchissent sans réticences le seuil du monde extraordinaire. Dans le premier opus des aventures d’Indiana Jones, « Les Aventuriers de l’Arche Perdue », l’auteur prend le soin de nous présenter en introduction Indiana Jones en pleine jungle à la recherche d’un trésor archéologique caché. Ainsi, une fois de retour à son poste d’enseignant d’archéologie à l’Université, il reçoit à nouveau l’appel de l’aventure sous la forme de deux messagers du gouvernement américain, et c’est sans hésitation aucune qu’en aventurier déjà aguerri, il accepte cette nouvelle et périlleuse mission : partir à la découverte de l’Arche.

Mais dans la majorité des cas, l’individu est plutôt réfractaire au changement. C’est la teneur de la mission qu’il doit accomplir, la nature du rôle qu’il va avoir à jouer pour la mener à bien et les éventuelles récompenses qu’il pourra en tirer (de quelque ordre que ce soit) qui peuvent finir par le décider. Une chose est sûre : les motivations doivent être grandes pour accepter un tel changement. Certains personnages ou événements vont à ce stade jouer un rôle prépondérant pour décider le héros à franchir ce seuil.

Cette première étape essentielle est qualifiée par Joseph Campbell d’étape de séparation. Le héros va être aidé dans sa décision par la rencontre avec son Mentor. Les éléments caractéristiques de cette étape, qui affectent directement le héros dans sa gestion de la séparation, sont :

  • le héros doit vaincre ses réticences
  • le héros a besoin de stimuli pour se décider
  • quand le héros s’engage, des alliés apparaissent
  • le héros prépare un plan pour passer à l’action
  • le héros a besoin d’entraînement avant d’affronter ses adversaires

Découvrir un nouveau monde et y mesurer sa valeur

Dans un premier temps, le héros va faire connaissance avec ce nouvel univers en apprenant à reconnaître ses alliés de ses ennemis. Pour cela, il aura à franchir un certain nombre de tests ou d’épreuves qui vont lui permettre de mesurer sa valeur par rapport aux adversités. Sa quête passe tout d’abord par une bonne connaissance de son environnement et l’apprentissage rigoureux des qualités nécessaires à affronter les épreuves. L’aventure est en marche, nous sommes dans un processus de progression permanente dont la motivation première est l’accomplissement de la quête.

Dans ce nouvel univers de référence, les règles sont différentes. Il ne s’agit donc pas de s’étalonner par rapport aux compétences précédemment acquises, mais de s’aligner via le parcours initiatique sur les qualités nouvelles que les règles du monde extraordinaire vont imposer. Indiana Jones est un professeur d’archéologie réputé dans son Université pour son savoir académique et ses qualités d’enseignement. Une fois dans l’aventure, ses rapports à l’archéologie ne sont plus du tout les mêmes, et il lui faut à tout prix s’adapter à ces nouvelles règles (celles de la ruse, de la corruption et du combat) pour tromper ses ennemis et conquérir l’objet de sa quête.

Cette seconde étape, qui est le cœur de l’aventure et du combat dans le monde extraordinaire, Joseph Campbell la qualifie d’initiation. C’est la période des défis et de la lutte pour la survie, au nom de la quête. Cette étape va amener le héros à défier ses adversaires dans un combat où seul le vainqueur pourra poursuivre sa route avec l’élixir. Durant cette étape, le héros va s’affirmer en tant que leader, mais il devra subir et assumer, au long de sa progression, la perte d’un certain nombre de ses appuis les plus précieux. Les éléments caractéristiques de cette étape, qui affectent directement le héros dans sa gestion de l’initiation sont :

  • le héros prend conscience de sa mission
  • le héros accepte sa place dans l’univers
  • le héros atteint sa maturité
  • le héros prend conscience de sa force, de son pouvoir, de son influence
  • le héros devient proactif
  • le héros a démontré ses capacités d’adaptation

Préparer son retour pour délivrer son message

Tout au long de sa quête dans le monde extraordinaire, le héros va côtoyer les dieux. Mais la justification même de sa mission, l’accomplissement de sa quête, la récompense de l’attente de ses proches restés dans le monde ordinaire, passent par le chemin du retour. Certes, comme le montre Joseph Campbell, la tentation pour le héros, après avoir triomphé des forces adverses, de demeurer dans le monde extraordinaire où il a désormais assis sa domination est forte. Aussi va-t-il souvent envisager le refus du retour. Plus encore, comme le démontre James Bonnet dans son ouvrage « Stealing from the Gods », c’est à ce stade crucial que le héros peut corrompre sa quête, profiter de sa puissance et devenir un anti-héros. Nombreux exemples de libérateurs devenus dictateurs ou de policiers devenus truands viennent étayer sa thèse.

Dans « Les Aventuriers de l’Arche Perdue », jamais Indiana Jones ne renonce à sa quête. Cependant, il est comme envoûté par le pouvoir conféré à l’Arche, qui est supposé se transmettre à son possesseur, au point qu’il refuse de libérer sa compagne d’aventure de peur qu’elle n’éveille les soupçons de ses adversaires, au risque de la sacrifier. A ce stade de l’histoire, le spectateur peut raisonnablement penser que les  motivations réelles d’Indiana Jones ne sont plus de rapporter l’Arche (qu’il vient de découvrir), mais bel et bien de souhaiter la conserver au seul service de sa puissance personnelle.

Le chemin du retour va obliger le héros à franchir un nouveau seuil, ou plus précisément à refranchir de façon irréversible le seuil qui sépare le monde extraordinaire du monde ordinaire. Joseph Campbell qualifie cette étape de transformation. C’est à ce stade que le héros va réellement s’accomplir, et par son témoignage une fois de retour parmi les siens, accomplir sa mission. Cette transformation est celle qui mène à la sagesse, celle que les Grecs nommaient la catharsis, c’est-à-dire littéralement la purification.  Indiana Jones, lors du chemin de retour avec l’Arche, choisit lors d’une ultime confrontation avec ses adversaires, de sauver sa compagne au risque d’abandonner définitivement l’Arche, prouvant ainsi au spectateur à quel point son aventure a fini par révéler en lui ce qui avait le plus de valeur à ses yeux. Heureusement pour lui, et pour la suite de ses aventures, son abnégation sera récompensée par la clémence des dieux qui vont punir par l’anéantissement la cupidité de ses adversaires.

Une fois son retour accompli, le héros devient ainsi maître de deux mondes et sa sagesse va lui permettre d’atteindre un statut particulier dont le témoignage aura valeur d’universalité. La récompense finale pour le héros n’est sans doute pas l’objet de sa quête (l’élixir sert souvent à quelqu’un d’autre que lui pour défendre une cause qui le dépasse), mais bien la reconnaissance de ses pairs pour avoir mené à bien sa mission. Ainsi en va de tous les mythes qui sont parvenus à travers les siècles jusqu’à nous. Les éléments caractéristiques de cette étape, qui affectent directement le héros dans sa gestion de la transformation sont :

  • le voyage du héros prend une valeur symbolique
  • la mission accomplie par le héros lui permet de partager une vision
  • le héros connaît désormais ses valeurs et ses adversaires
Le processus de quête
D’après « The Writer’s Journey » par Christopher Vogler.

A suivre…

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