Après le questionnement de la logique de marché, voici la seconde particularité du management culturel. Elle touche l’essence même de l’esprit humain, celui de l’interprétation unipersonnelle ou collective.

La dérive d’interprétation

Le concept de « mondes de l’art » de Howard Becker propose d’analyser les interactions à l’intérieur et entre les groupes d’artistes, les publics et les fonctions support (à savoir les managers, les producteurs, les techniciens, les journalistes, les diffuseurs) qui permettent collectivement à une forme d’art de naître et de prendre forme. Un monde se compose de l’ensemble des individus et des organisations dont l’activité est nécessaire pour produire les événements et les objets qui sont caractéristiques de ce monde. Pour Becker, toute forme d’art est une « action collective », une coopération entre de nombreux agents dans le cadre d’activités variées sans lesquelles des œuvres particulières ne pourraient voir le jour ou continuer d’exister. C’est un ensemble d’activités, précise-t-il,  « qu’il faut mener à bien avant qu’une œuvre d’art prenne son aspect définitif » et dont il est éventuellement possible de dresser la liste. Il y a dans le mot « activité » l’idée de travail, de vie, de mouvement, de vitalité, d’action, de dynamisme, d’énergie, et l’étude sociologique de l’art est une étude de cette action collective.

Quatre éléments sont centraux à la compréhension des mondes de l’art : les réseaux, les lieux, les conventions et les ressources. Becker décrit les réseaux selon deux critères : l’indication de la division du travail – qui est typiquement en œuvre dans la production d’une œuvre d’art – et la somme des acteurs sociaux interagissant au sein d’un monde et de la communauté qu’ils constituent. L’interdépendance entre les acteurs dans ce processus génère des équilibres de pouvoirs qui peuvent être mobilisés lorsque des conflits d’intérêt surgissent. Dans certains cas, lorsque les enjeux ne sont pas très élevés, les rapports de force peuvent être équilibrés, chaque partie risquant sa mise si les choses ne fonctionnent pas. Dans d’autres par contre, les enjeux sont lourds et les relations très déséquilibrées, ce qui fait qu’une des parties est en position bien plus forte pour mener la négociation. Becker ajoute que lorsque des groupes de professionnels spécialisés se chargent d’exercer les activités nécessaires à la production d’une œuvre d’art, leurs membres peuvent nourrir des préoccupations esthétiques, financières et professionnelles fort différentes de celles de l’artiste.

L’activité artistique s’inscrit dans un mouvement social global et les artistes évoluent dans des systèmes de valeurs qui excèdent la sphère artistique. En règle générale, la rupture avec les conventions – et avec toutes leurs manifestations dans les structures sociales et la production matérielle – accroit les difficultés de l’artiste et réduit la diffusion de ses œuvres. Mais en même temps, elle augmente sa liberté d’opter pour des solutions originales à l’écart des sentiers battus. Dès lors, nous dit Becker, nous pouvons envisager toute œuvre d’art comme le fruit d’un choix entre la facilité des conventions et la difficulté de l’anticonformisme, entre la réussite (potentielle) et l’obscurité. Les œuvres d’art ne représentent pas la production d’auteurs isolés, d’ « artistes » qui possèdent un don exceptionnel. Elles constituent plutôt la production commune de toutes les personnes qui coopèrent suivant les conventions caractéristiques d’un monde de l’art afin de donner naissance à des œuvres de cette nature. La Nouvelle Vague cinématographique en France à l’orée des années 1960 n’a par exemple existé que grâce à la présence de nouveaux producteurs indépendants intrigués par ce mouvement, qui allait par ses innovations révolutionner le septième art.

Des groupes restreints, souvent spécialisés, se forment au sein d’un monde de l’art considéré dans son ensemble, où chaque œuvre d’art donne le jour à un sous-monde unique sous certains rapports, qui allie beaucoup de données conventionnelles à quelques éléments novateurs. Il est possible sous certaines conditions que des artistes exploitent progressivement leurs propres innovations, et élaborent ainsi une série de conventions particulières à leur travail. Mais plus souvent, les artistes collaborent à des innovations au sein de groupes, et les écoles ou les chapelles artistiques qui se forment se chargent d’élaborer les conventions qui leur sont propres. Ceux qui coopèrent avec l’artiste, à commencer par le public, font l’apprentissage de ces conventions plus singulières et originales au contact d’œuvres isolées ou d’un ensemble d’œuvres. L’artiste peut avoir appris ces conventions de manière empirique, en réalisant une œuvre ou un ensemble d’œuvres conformes, ou bien les avoir lui-même élaborées au cours d’expériences non encore dévoilées au public.

Les pratiques créatives peuvent être très diverses. Elles peuvent impliquer dans certaines situations la transgression des modèles passés, et dans d’autres, leur conservation fidèle. Elles peuvent être accélérées, ou freinées voire interdites par la modification des relations dans et autour des moyens de transmission. Elles peuvent être considérées très différemment par les individus impliqués, dans un champ complexe de valeurs sociales. Le compositeur et producteur Brian Eno déclare que l’innovation représente « une part bien moins importante » de l’activité artistique « qu’on l’imagine habituellement », et propose de lui substituer le concept de « remixage », plus approprié à l’ère postmoderne. L’artiste contemporain, suggère-t-il, « perpétue un vaste corpus de présuppositions culturelles et stylistiques, il réévalue et réintroduit certaines idées qui n’ont plus cours. L’innovation en tant que telle ne survient qu’en second lieu ». C’est l’apparition de nouvelles pratiques sociales, qui deviennent des comportements moyens acceptés et attendus. Parallèlement, d’autres normes vont disparaitre ou être reléguées au second plan. En même temps, le processus d’innovation dans les arts a un fort lien à la banalité : l’envie de créer pour la société quelque chose de neuf peut être banale, et les moyens employés pour le faire durant le processus d’innovation peuvent l’être tout autant. Une aventure innovatrice comporte sa part de basses besognes et de routines. Le terme « innovation » dans les arts soulève d’ailleurs un certain nombre de questions. Certains moments historiques, certains lieux dans l’espace social, ou bien certaines transformations technologiques, sont-ils en soi  des innovations ? Comment et par qui l’innovation est-elle reconnue, légitimée et récompensée ? Quels genres de luttes se manifestent pour affirmer ces reconnaissances, et quels intérêts politiques servent elles ? Et que reste-t-il in fine de l’innovation initiale de l’artiste après toutes les réinterprétations successives. C’est ce que j’appelle la dérive d’interprétation.

La rencontre entre cultures différentes (artistique, technique, commerciale, managériale) peut conduire à des transformations indépendantes de la pratique artistique. Selon Becker, comme ils relèvent à la fois de la création et de la réflexion, de l’innovation et de la routine répétitive, les choix décisifs sont des moments où l’artiste se trouve placé devant un dilemme singulier : pour produire des œuvres d’art remarquables qui potentiellement intéresseront le public, il doit désapprendre une partie des conventions qu’il a assimilées.

A suivre…

Alvarado Marc : « Parfois ça dégénère », Bookelis / Stoymag, 2020.

Becker Howard : « Les mondes de l’art », Flammarion, 1982.