Culture & innovation

Mois : avril 2022

Management culturel : vers un changement de paradigme (Part 6)

La quatrième particularité du management en secteur culturel est la permanence du conflit, tout au long de la chaîne de création de valeur. Des objectifs communs, certes, mais souvent des visions opposées dans la mise en œuvre par les différents acteurs du projet culturel.

La permanence de décisions conflictuelles

Selon Keith Negus, il y a deux grandes sources de tensions qui viennent perturber le processus du développement artistique. Tout d’abord, les différents qui émergent  des relations personnelles et affectives existantes entre les artistes et les employés des sociétés de production. Ensuite, les oppositions qui peuvent se créer entre les différentes divisions au sein même de l’industrie culturelle. Les artistes peuvent parfois avoir de bonnes raisons de rejeter les conseils de leur direction artistique. Selon la perspective des artistes et de leur management, le travail de la direction artistique peut ne pas apparaitre comme un catalyseur motivant, apportant des critiques constructives et contribuant à enrichir les idées créatives. Les directions artistiques sont par exemple au sein de l’industrie musicale, les collaborateurs les plus méprisés par les artistes et leurs managers qui les critiquent continuellement pour intervenir sans cesse et créer des conflits plutôt que coordonner et contribuer à la réalisation du travail de création.

En prenant un certain nombre de décisions, les gestionnaires sont évidemment enclins à créer des tensions avec les artistes qu’ils produisent, que le producteur doit être capable de manager, pour conserver son équipe dans une dynamique positive au sein de ce qui peut se révéler être un processus extrêmement fastidieux et risqué. La dynamique du succès commercial se traduit par une lutte des artistes pour obtenir toujours plus d’autonomie. Les artistes confirmés essaient d’établir une position qui leur évite d’avoir à passer par les recommandations du personnel de leur maison de production et les fourches caudines de la direction artistique. Les artistes souhaitent se libérer des considérations « commerciales » pour se concentrer sur leur « art », en ayant déjà prouvé leur capacité « commerciale » grâce au succès rencontré précédemment.

La tension entre le commerce et la créativité dans l’industrie culturelle n’est pas un conflit abstrait ni figé, mais fait l’objet d’une constante négociation et d’une intégration progressive dans les pratiques professionnelles. L’impératif succès commercial nécessite un marché, mais ce marché n’est pas défini à l’avance, n’est pas toujours existant, il doit parfois être créé. Il se met en place au fur et à mesure du développement de l’artiste. Les controverses sur l’aliénation des artistes engagés dans des espaces commerciaux ont souvent été l’occasion de dénoncer l’incompatibilité entre la recherche d’une qualité purement artistique et cet engagement. L’authenticité artistique est une propriété doublement relationnelle, liée aux interactions de l’artiste avec son univers social d’origine et à celles qu’il noue avec les professionnels de l’industrie culturelle.

Marc Alvarado

Alvarado Marc : « Parfois ça dégénère », Bookelis / Stoymag, 2020.

Negus Keith : « Producing pop : culture and conflict in the popular music industry », Edward Arnold, 1992.

Management culturel : vers un changement de paradigme (Part 5)

Troisième spécificité des réflexes managériaux en secteur culturel : une tendance à gérer le risque par recours à la surproduction.

La logique d’incertitude compensée par une surproduction chronique

L’incertitude est une constante de l’industrie culturelle, une condition nécessaire et redoutée. Par elle, le travail peut être inventif, expressif, non routinier, mais par elle aussi, il constitue un défi toujours éprouvant. Sans autonomie suffisante (ou contrôle amont suffisamment souple) le carburant de la créativité se volatilise. Sans contrôle par l’aval, dans la distribution et les stratégies de promotion sélective, pas de gestion efficace de la surproduction affirme Menger. Les innovations de l’industrie culturelle pour réduire l’incertitude sur le comportement de la demande et pour construire des liens récurrents avec des segments de public consistent, pour une bonne part, à faire émerger de nouveaux genres ou à convertir des succès en des genres et en des catégories identifiables.

Les industries culturelles utilisent ces tensions productives pour canaliser l’innovation et ont recours à la surproduction pour endiguer l’incertitude endémique aux mondes de l’art. Toutes les parties-prenantes de l’industrie culturelle savent pertinemment qu’il se produit beaucoup plus d’échecs que de succès, et qu’environ un projet signé par une multinationale sur huit permet de recouper les investissements réalisés et ainsi de gagner de l’argent, aussi bien pour les artistes que pour la société de production (d’où la prévalence du système de subventions amont et de contraintes à l’investissement dans la production indépendante, comme le magnifie le modèle mis en place dans l’audiovisuel en France). Les carrières artistiques dépendent des changements de tendances, des contingences des marchés commerciaux et de la réponse du public. En parallèle, les carrières des cadres des « majors » sont liées aux succès des projets auxquels ils sont associés, plus qu’à leur expérience personnelle ou leurs qualifications formelles. La surproduction devient donc une réponse rationnelle dans une situation de grande imprévisibilité de la demande, y compris dans les secteurs où le développement de chaque projet exige un investissement en capital assez important (comme dans le cinéma ou le jeu vidéo, par exemple).

Mais si un marché incertain et instable donne une chance aux indépendants de combler une brèche dans le marché, il va surtout permettre aux grandes maisons de consolider leur domination car elles seulement ont les ressources en capital pour la surproduction rationnelle qu’exige le marché. L’environnement va tenter de faire face à l’incertain et minimiser les risques – notamment économiques – en mettant en place des dispositifs d’accompagnement basés sur l’optimisation des budgets et des volumes de production (c’était surtout vrai à l’époque où les ventes se réalisaient exclusivement à partir de supports matériels), ainsi que la mise en place d’un système propre à favoriser la reconnaissance et le mimétisme : starification et clonage.

« L’incertitude est une condition nécessaire et redoutée, affirme Menger. Par elle, le travail peut être inventif, expressif, non routinier, mais par elle aussi, il constitue un défi toujours éprouvant ». Lorsqu’il a semblé évident aux directeurs artistiques des maisons de disques que le punk allait représenter quelque chose d’important en l’année 1977, ils vont tous s’adonner à la pêche aux talents sans vraiment saisir la différence entre l’avant-garde et la franche incompétence, coincés qu’ils étaient dans le modèle précédent, celui du prog rock. Les maisons de disques sont très peu scientifiques dans leur approche de ce qu’il faut publier ou non. L’expérience leur a montré que l’expérience n’était d’aucune aide en ce qui concerne ce qui peut intéresser un public ou non. En conséquence, elles sortent  sur le marché un nombre affreusement élevé de disques qui n’ont d’intérêt que pour ceux qui les ont faits et pour un petit nombre de personnes qui les détestent et n’attendent que leur échec. Les artistes trouvent leur intérêt dans la capacité de s’exprimer qui leur est ainsi offerte, et vont compenser l’incertitude de la réussite de leur production et la difficulté de la mener à bien dans de bonnes conditions artistiques, économiques et psychologiques, par une focalisation sur le travail de création qui va primer le résultat commercial et procurer une expérience enivrante et unique. Pour Menger, « la redistribution des significations attachées au succès et à l’échec est l’un des moyens par lesquels les artistes ont voulu héroïser le risque créateur sans le relier à la compétition interindividuelle ».

Ainsi, pour l’industrie comme pour les artistes – et c’est un point sur lequel ils se rejoignent – il semble difficile voire impossible de prévoir les goûts du public en matière de musique et ainsi répondre à un besoin par un produit, à la suite d’une étude de marché, comme on le ferait pour n’importe quel produit de consommation. Dans un tel contexte, les professionnels, un brin désabusés, s’en remettent à la force du bouche-à-oreilles et testent leur capacité d’efficience pour le doper lorsque le succès commence à poindre à l’horizon. Pour Jacques Attali, la valeur d’une œuvre est alors non seulement reflétée, mais aussi créée par sa position dans les classements, qui «  renvoie à la forme rêvée de l’économie démocratique où le prix n’est plus le déterminant de valeur et où le choix s’exprime par les préférences exprimées par l’ensemble des consommateurs, quels que soient leur fortune, leur influence ou leur pouvoir ». Même dans des périodes de forte innovation créative, le réflexe des « majors » reste le même : garder la tête froide et être présent sur le créneau en surproduisant pour essayer d’élargir la taille du marché par propagande le plus rapidement possible, afin de faire face à l’éventuelle brièveté du mouvement.

A suivre…

Alvarado Marc : « Parfois ça dégénère », Bookelis / Stoymag, 2020.

Attali  Jacques : « Bruits : essai sur l’économie politique de la musique », PUF, 1977.

Becker Howard : « Les mondes de l’art », Flammarion, 1982.

Menger Pierre-Michel : « Le travail créateur », Seuil, 2009.

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