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Culture & innovation

Management culturel : vers un changement de paradigme (Part 6)

La quatrième particularité du management en secteur culturel est la permanence du conflit, tout au long de la chaîne de création de valeur. Des objectifs communs, certes, mais souvent des visions opposées dans la mise en œuvre par les différents acteurs du projet culturel.

La permanence de décisions conflictuelles

Selon Keith Negus, il y a deux grandes sources de tensions qui viennent perturber le processus du développement artistique. Tout d’abord, les différents qui émergent  des relations personnelles et affectives existantes entre les artistes et les employés des sociétés de production. Ensuite, les oppositions qui peuvent se créer entre les différentes divisions au sein même de l’industrie culturelle. Les artistes peuvent parfois avoir de bonnes raisons de rejeter les conseils de leur direction artistique. Selon la perspective des artistes et de leur management, le travail de la direction artistique peut ne pas apparaitre comme un catalyseur motivant, apportant des critiques constructives et contribuant à enrichir les idées créatives. Les directions artistiques sont par exemple au sein de l’industrie musicale, les collaborateurs les plus méprisés par les artistes et leurs managers qui les critiquent continuellement pour intervenir sans cesse et créer des conflits plutôt que coordonner et contribuer à la réalisation du travail de création.

En prenant un certain nombre de décisions, les gestionnaires sont évidemment enclins à créer des tensions avec les artistes qu’ils produisent, que le producteur doit être capable de manager, pour conserver son équipe dans une dynamique positive au sein de ce qui peut se révéler être un processus extrêmement fastidieux et risqué. La dynamique du succès commercial se traduit par une lutte des artistes pour obtenir toujours plus d’autonomie. Les artistes confirmés essaient d’établir une position qui leur évite d’avoir à passer par les recommandations du personnel de leur maison de production et les fourches caudines de la direction artistique. Les artistes souhaitent se libérer des considérations « commerciales » pour se concentrer sur leur « art », en ayant déjà prouvé leur capacité « commerciale » grâce au succès rencontré précédemment.

La tension entre le commerce et la créativité dans l’industrie culturelle n’est pas un conflit abstrait ni figé, mais fait l’objet d’une constante négociation et d’une intégration progressive dans les pratiques professionnelles. L’impératif succès commercial nécessite un marché, mais ce marché n’est pas défini à l’avance, n’est pas toujours existant, il doit parfois être créé. Il se met en place au fur et à mesure du développement de l’artiste. Les controverses sur l’aliénation des artistes engagés dans des espaces commerciaux ont souvent été l’occasion de dénoncer l’incompatibilité entre la recherche d’une qualité purement artistique et cet engagement. L’authenticité artistique est une propriété doublement relationnelle, liée aux interactions de l’artiste avec son univers social d’origine et à celles qu’il noue avec les professionnels de l’industrie culturelle.

Marc Alvarado

Alvarado Marc : « Parfois ça dégénère », Bookelis / Stoymag, 2020.

Negus Keith : « Producing pop : culture and conflict in the popular music industry », Edward Arnold, 1992.

Management culturel : vers un changement de paradigme (Part 5)

Troisième spécificité des réflexes managériaux en secteur culturel : une tendance à gérer le risque par recours à la surproduction.

La logique d’incertitude compensée par une surproduction chronique

L’incertitude est une constante de l’industrie culturelle, une condition nécessaire et redoutée. Par elle, le travail peut être inventif, expressif, non routinier, mais par elle aussi, il constitue un défi toujours éprouvant. Sans autonomie suffisante (ou contrôle amont suffisamment souple) le carburant de la créativité se volatilise. Sans contrôle par l’aval, dans la distribution et les stratégies de promotion sélective, pas de gestion efficace de la surproduction affirme Menger. Les innovations de l’industrie culturelle pour réduire l’incertitude sur le comportement de la demande et pour construire des liens récurrents avec des segments de public consistent, pour une bonne part, à faire émerger de nouveaux genres ou à convertir des succès en des genres et en des catégories identifiables.

Les industries culturelles utilisent ces tensions productives pour canaliser l’innovation et ont recours à la surproduction pour endiguer l’incertitude endémique aux mondes de l’art. Toutes les parties-prenantes de l’industrie culturelle savent pertinemment qu’il se produit beaucoup plus d’échecs que de succès, et qu’environ un projet signé par une multinationale sur huit permet de recouper les investissements réalisés et ainsi de gagner de l’argent, aussi bien pour les artistes que pour la société de production (d’où la prévalence du système de subventions amont et de contraintes à l’investissement dans la production indépendante, comme le magnifie le modèle mis en place dans l’audiovisuel en France). Les carrières artistiques dépendent des changements de tendances, des contingences des marchés commerciaux et de la réponse du public. En parallèle, les carrières des cadres des « majors » sont liées aux succès des projets auxquels ils sont associés, plus qu’à leur expérience personnelle ou leurs qualifications formelles. La surproduction devient donc une réponse rationnelle dans une situation de grande imprévisibilité de la demande, y compris dans les secteurs où le développement de chaque projet exige un investissement en capital assez important (comme dans le cinéma ou le jeu vidéo, par exemple).

Mais si un marché incertain et instable donne une chance aux indépendants de combler une brèche dans le marché, il va surtout permettre aux grandes maisons de consolider leur domination car elles seulement ont les ressources en capital pour la surproduction rationnelle qu’exige le marché. L’environnement va tenter de faire face à l’incertain et minimiser les risques – notamment économiques – en mettant en place des dispositifs d’accompagnement basés sur l’optimisation des budgets et des volumes de production (c’était surtout vrai à l’époque où les ventes se réalisaient exclusivement à partir de supports matériels), ainsi que la mise en place d’un système propre à favoriser la reconnaissance et le mimétisme : starification et clonage.

« L’incertitude est une condition nécessaire et redoutée, affirme Menger. Par elle, le travail peut être inventif, expressif, non routinier, mais par elle aussi, il constitue un défi toujours éprouvant ». Lorsqu’il a semblé évident aux directeurs artistiques des maisons de disques que le punk allait représenter quelque chose d’important en l’année 1977, ils vont tous s’adonner à la pêche aux talents sans vraiment saisir la différence entre l’avant-garde et la franche incompétence, coincés qu’ils étaient dans le modèle précédent, celui du prog rock. Les maisons de disques sont très peu scientifiques dans leur approche de ce qu’il faut publier ou non. L’expérience leur a montré que l’expérience n’était d’aucune aide en ce qui concerne ce qui peut intéresser un public ou non. En conséquence, elles sortent  sur le marché un nombre affreusement élevé de disques qui n’ont d’intérêt que pour ceux qui les ont faits et pour un petit nombre de personnes qui les détestent et n’attendent que leur échec. Les artistes trouvent leur intérêt dans la capacité de s’exprimer qui leur est ainsi offerte, et vont compenser l’incertitude de la réussite de leur production et la difficulté de la mener à bien dans de bonnes conditions artistiques, économiques et psychologiques, par une focalisation sur le travail de création qui va primer le résultat commercial et procurer une expérience enivrante et unique. Pour Menger, « la redistribution des significations attachées au succès et à l’échec est l’un des moyens par lesquels les artistes ont voulu héroïser le risque créateur sans le relier à la compétition interindividuelle ».

Ainsi, pour l’industrie comme pour les artistes – et c’est un point sur lequel ils se rejoignent – il semble difficile voire impossible de prévoir les goûts du public en matière de musique et ainsi répondre à un besoin par un produit, à la suite d’une étude de marché, comme on le ferait pour n’importe quel produit de consommation. Dans un tel contexte, les professionnels, un brin désabusés, s’en remettent à la force du bouche-à-oreilles et testent leur capacité d’efficience pour le doper lorsque le succès commence à poindre à l’horizon. Pour Jacques Attali, la valeur d’une œuvre est alors non seulement reflétée, mais aussi créée par sa position dans les classements, qui «  renvoie à la forme rêvée de l’économie démocratique où le prix n’est plus le déterminant de valeur et où le choix s’exprime par les préférences exprimées par l’ensemble des consommateurs, quels que soient leur fortune, leur influence ou leur pouvoir ». Même dans des périodes de forte innovation créative, le réflexe des « majors » reste le même : garder la tête froide et être présent sur le créneau en surproduisant pour essayer d’élargir la taille du marché par propagande le plus rapidement possible, afin de faire face à l’éventuelle brièveté du mouvement.

A suivre…

Alvarado Marc : « Parfois ça dégénère », Bookelis / Stoymag, 2020.

Attali  Jacques : « Bruits : essai sur l’économie politique de la musique », PUF, 1977.

Becker Howard : « Les mondes de l’art », Flammarion, 1982.

Menger Pierre-Michel : « Le travail créateur », Seuil, 2009.

Management culturel : vers un changement de paradigme (Part 4)

Après le questionnement de la logique de marché, voici la seconde particularité du management culturel. Elle touche l’essence même de l’esprit humain, celui de l’interprétation unipersonnelle ou collective.

La dérive d’interprétation

Le concept de « mondes de l’art » de Howard Becker propose d’analyser les interactions à l’intérieur et entre les groupes d’artistes, les publics et les fonctions support (à savoir les managers, les producteurs, les techniciens, les journalistes, les diffuseurs) qui permettent collectivement à une forme d’art de naître et de prendre forme. Un monde se compose de l’ensemble des individus et des organisations dont l’activité est nécessaire pour produire les événements et les objets qui sont caractéristiques de ce monde. Pour Becker, toute forme d’art est une « action collective », une coopération entre de nombreux agents dans le cadre d’activités variées sans lesquelles des œuvres particulières ne pourraient voir le jour ou continuer d’exister. C’est un ensemble d’activités, précise-t-il,  « qu’il faut mener à bien avant qu’une œuvre d’art prenne son aspect définitif » et dont il est éventuellement possible de dresser la liste. Il y a dans le mot « activité » l’idée de travail, de vie, de mouvement, de vitalité, d’action, de dynamisme, d’énergie, et l’étude sociologique de l’art est une étude de cette action collective.

Quatre éléments sont centraux à la compréhension des mondes de l’art : les réseaux, les lieux, les conventions et les ressources. Becker décrit les réseaux selon deux critères : l’indication de la division du travail – qui est typiquement en œuvre dans la production d’une œuvre d’art – et la somme des acteurs sociaux interagissant au sein d’un monde et de la communauté qu’ils constituent. L’interdépendance entre les acteurs dans ce processus génère des équilibres de pouvoirs qui peuvent être mobilisés lorsque des conflits d’intérêt surgissent. Dans certains cas, lorsque les enjeux ne sont pas très élevés, les rapports de force peuvent être équilibrés, chaque partie risquant sa mise si les choses ne fonctionnent pas. Dans d’autres par contre, les enjeux sont lourds et les relations très déséquilibrées, ce qui fait qu’une des parties est en position bien plus forte pour mener la négociation. Becker ajoute que lorsque des groupes de professionnels spécialisés se chargent d’exercer les activités nécessaires à la production d’une œuvre d’art, leurs membres peuvent nourrir des préoccupations esthétiques, financières et professionnelles fort différentes de celles de l’artiste.

L’activité artistique s’inscrit dans un mouvement social global et les artistes évoluent dans des systèmes de valeurs qui excèdent la sphère artistique. En règle générale, la rupture avec les conventions – et avec toutes leurs manifestations dans les structures sociales et la production matérielle – accroit les difficultés de l’artiste et réduit la diffusion de ses œuvres. Mais en même temps, elle augmente sa liberté d’opter pour des solutions originales à l’écart des sentiers battus. Dès lors, nous dit Becker, nous pouvons envisager toute œuvre d’art comme le fruit d’un choix entre la facilité des conventions et la difficulté de l’anticonformisme, entre la réussite (potentielle) et l’obscurité. Les œuvres d’art ne représentent pas la production d’auteurs isolés, d’ « artistes » qui possèdent un don exceptionnel. Elles constituent plutôt la production commune de toutes les personnes qui coopèrent suivant les conventions caractéristiques d’un monde de l’art afin de donner naissance à des œuvres de cette nature. La Nouvelle Vague cinématographique en France à l’orée des années 1960 n’a par exemple existé que grâce à la présence de nouveaux producteurs indépendants intrigués par ce mouvement, qui allait par ses innovations révolutionner le septième art.

Des groupes restreints, souvent spécialisés, se forment au sein d’un monde de l’art considéré dans son ensemble, où chaque œuvre d’art donne le jour à un sous-monde unique sous certains rapports, qui allie beaucoup de données conventionnelles à quelques éléments novateurs. Il est possible sous certaines conditions que des artistes exploitent progressivement leurs propres innovations, et élaborent ainsi une série de conventions particulières à leur travail. Mais plus souvent, les artistes collaborent à des innovations au sein de groupes, et les écoles ou les chapelles artistiques qui se forment se chargent d’élaborer les conventions qui leur sont propres. Ceux qui coopèrent avec l’artiste, à commencer par le public, font l’apprentissage de ces conventions plus singulières et originales au contact d’œuvres isolées ou d’un ensemble d’œuvres. L’artiste peut avoir appris ces conventions de manière empirique, en réalisant une œuvre ou un ensemble d’œuvres conformes, ou bien les avoir lui-même élaborées au cours d’expériences non encore dévoilées au public.

Les pratiques créatives peuvent être très diverses. Elles peuvent impliquer dans certaines situations la transgression des modèles passés, et dans d’autres, leur conservation fidèle. Elles peuvent être accélérées, ou freinées voire interdites par la modification des relations dans et autour des moyens de transmission. Elles peuvent être considérées très différemment par les individus impliqués, dans un champ complexe de valeurs sociales. Le compositeur et producteur Brian Eno déclare que l’innovation représente « une part bien moins importante » de l’activité artistique « qu’on l’imagine habituellement », et propose de lui substituer le concept de « remixage », plus approprié à l’ère postmoderne. L’artiste contemporain, suggère-t-il, « perpétue un vaste corpus de présuppositions culturelles et stylistiques, il réévalue et réintroduit certaines idées qui n’ont plus cours. L’innovation en tant que telle ne survient qu’en second lieu ». C’est l’apparition de nouvelles pratiques sociales, qui deviennent des comportements moyens acceptés et attendus. Parallèlement, d’autres normes vont disparaitre ou être reléguées au second plan. En même temps, le processus d’innovation dans les arts a un fort lien à la banalité : l’envie de créer pour la société quelque chose de neuf peut être banale, et les moyens employés pour le faire durant le processus d’innovation peuvent l’être tout autant. Une aventure innovatrice comporte sa part de basses besognes et de routines. Le terme « innovation » dans les arts soulève d’ailleurs un certain nombre de questions. Certains moments historiques, certains lieux dans l’espace social, ou bien certaines transformations technologiques, sont-ils en soi  des innovations ? Comment et par qui l’innovation est-elle reconnue, légitimée et récompensée ? Quels genres de luttes se manifestent pour affirmer ces reconnaissances, et quels intérêts politiques servent elles ? Et que reste-t-il in fine de l’innovation initiale de l’artiste après toutes les réinterprétations successives. C’est ce que j’appelle la dérive d’interprétation.

La rencontre entre cultures différentes (artistique, technique, commerciale, managériale) peut conduire à des transformations indépendantes de la pratique artistique. Selon Becker, comme ils relèvent à la fois de la création et de la réflexion, de l’innovation et de la routine répétitive, les choix décisifs sont des moments où l’artiste se trouve placé devant un dilemme singulier : pour produire des œuvres d’art remarquables qui potentiellement intéresseront le public, il doit désapprendre une partie des conventions qu’il a assimilées.

A suivre…

Alvarado Marc : « Parfois ça dégénère », Bookelis / Stoymag, 2020.

Becker Howard : « Les mondes de l’art », Flammarion, 1982.

Management culturel : vers un changement de paradigme (Part 3)

Les particularités du management culturel

Une caractéristique majeure du domaine des arts et de la culture consiste en la discontinuité de l’activité : il s’agit en permanence de mettre sur le marché des prototypes, ce qui implique de travailler par projet (un spectacle, un film, …). C’est ce que je qualifie de dictature du projet. Cette discontinuité du travail a des implications évidentes sur la gestion des ressources humaines, qui doivent être particulièrement flexibles. Outre le recours continuel à la flexibilité contractuelle (intermittents du spectacle ou indépendants) pour soutenir le travail d’un petit nombre d’employés permanents, elle suscite l’émergence de leaders aux compétences particulières, qui doivent souvent cumuler des fonctions artistiques et administratives à la tête de ces organisations à géométrie et effectif variables. Tout en manageant des équipes non liées par des liens hiérarchiques mais par l’attirance et l’appétence de la participation à un projet d’envergure, quelle qu’en soit la structure payeuse.

Une entreprise culturelle n’est finalement rien d’autre qu’une PME classique. Comme tout gérant de PME, un responsable d’entreprise culturelle doit gérer des employés (et les aléas dus aux augmentations ponctuelles du personnel), les salaires, les locaux, les aspects juridiques et sociaux auxquels toute société est confrontée. En cela les compétences et surtout la polyvalence d’un manager sont essentielles, les responsabilités en cause dépassant largement le cadre des fonctions de l’artiste. Toutefois, si les compétences organisationnelles sont nécessaires, n’oublions pas qu’elles sont différentes de celles que les managers exercent dans les autres secteurs d’activité. Le management culturel requiert des compétences spécifiques sur un certains nombres de caractéristiques plus ou moins spécifiques au secteur, que nous allons détailler ici.

Le questionnement de la logique de marché

Un grand nombre de filières culturelles – notamment celles relevant de l’ « artisanat » culturel – s’efforce encore de conserver une mission bien particulière, qui se veut être à la fois sociale et éducative. Ainsi, contrairement à la majorité des autres secteurs d’activités qui répondent avant tout à des exigences de profit, une bonne partie du secteur culturel ne travaille pas selon une logique marché mais a conservé une logique produit : il ne s’agit pas de satisfaire le public en lui donnant ce qu’il attend (orientation marché), mais de sensibiliser ce dernier, l’intéresser en lui donnant accès à des œuvres produites, reproduites, ou conservées (orientation produit). On ne cherche pas à répondre aux attentes du marché, mais à susciter l’intérêt de ce dernier pour une œuvre artistique originale. Ainsi, s’il est d’usage de considérer que le travail de tout responsable marketing est centré sur les besoins des consommateurs (considérations « marché »), la démarche adoptée dans le secteur culturel va à l’encontre des enseignements traditionnels : on n’élabore pas une offre pour répondre aux besoins ou aux désirs d’un segment de marché, mais on cherche à définir un segment de marché susceptible d’être intéressé par l’œuvre proposée, et le travail du marketing va alors consister à tenter d’élargir ce segment par le biais de stratégies diverses et variées. Dans la branche dite artisanale ou savante de la culture, c’est encore majoritairement de cette façon que pensent et fonctionnent les managers, faisant d’eux des « originaux », plus basés sur l’instinct et l’expérience que sur les connaissances et les compétences managériales.

Une certaine sensibilité artistique est indispensable pour réussir dans ces domaines. Les compétences managériales ne suffisent pas. En effet dans ces projets, la mission sociale et le message esthétique de l’entreprise artistique l’emporte, et le critère de satisfaction du marché entre moins en ligne de compte dans les processus de décision. Point de marketing amont donc : pas d’étude de marché préliminaire, pas de prime à l’habitude ni même à l’expérience, point de place pour les outils de planification et de mesure. Le manager se doit d’avoir une double étiquette (expert en management et expert en art), ou alors la direction doit être constituée de deux personnes ou deux blocs aux spécialités complémentaires, comme c’est souvent le cas aujourd’hui dans des entreprises culturelles institutionnelles où l’on distingue la direction artistique et la direction administrative et gestionnaire.

A contrario, dans la plupart des industries culturelles, règne désormais la logique de résultat et de retour sur investissement. La satisfaction du public est aujourd’hui un des axes essentiels suivi dans l’élaboration de l’offre de produits culturels de consommation. Dans ces secteurs dominés par des structures multinationales, les « majors », on pourrait désormais penser que les seules compétences recherchées chez les managers sont d’ordre administratives et gestionnaires, en plus bien sûr de l’efficacité marketing, chose essentielle pour rendre accessible les œuvres au plus grand nombre. Dans l’effectif d’un « major » du disque, par exemple, la direction artistique ne représente pas plus que 5% de l’effectif global de la multinationale.

A suivre…

Alvarado Marc : « Parfois ça dégénère », Bookelis / Stoymag, 2020.

Management culturel : vers un changement de paradigme (Part 2)

L’entrée progressive du management dans l’art et la culture

Il est encore difficile d’évoquer le « management culturel » sans faire référence à la contradiction majeure qui semble opposer les deux termes que sont le management et la culture. Le management est sensé représenter un ensemble de règles, il est relativement normatif et implique un certain cadrage, une discipline. Enfin il a recours à des outils de mesure ou d’évaluation. En revanche, la culture renvoie à l’idée d’émancipation, de création qui s’opère dans une relative liberté, affranchie de toute règle.

Ainsi, comme l’a rappelé Eve Chiapello, il existe un grand nombre de divergences d’opinion entre le management d’une part, et l’art d’autre part. A la vue de ces divergences on peut facilement imaginer le genre de conflits qui opposent régulièrement les artistes aux managers. En effet les artistes ont souvent du mal à admettre une quelconque considération marchande dans ce qui touche au domaine culturel. Nombreux sont ceux qui refusent catégoriquement l’intrusion de l’idée de commerce ou de mercantilisme dans leur art, et ce surtout lorsque cela implique une atteinte au contenu de l’œuvre (ex : quand l’artiste doit se plier aux demandes de celui qui rémunère son travail, en modifiant ou adaptant son œuvre selon les desiderata de ce dernier et les exigences commerciales qu’il poursuit). La notion même de « commanditaire » est souvent reniée par les artistes, qui se plaisent à imaginer créer sans contrainte autre que celle que leur apporte leur propre élan créatif. La critique n’est pas unilatérale, et les gestionnaires ont eux aussi des reproches à adresser aux artistes : « ils n’ont pas le sens des réalités, ils sont prétentieux et s’imaginent que leur statut d’artiste leur confère le droit de vivre au crochet de la société, … » sont des critiques souvent entendues du côté des managers de la culture.

Après la méfiance, un timide rapprochement

Cependant, cette critique artiste du management a connu une remise en cause avec les nouvelles politiques culturelles menées à partir des années 80. En effet on a vu apparaître au cours de ces dernières décennies des signes de rapprochement entre ces deux logiques, celle de l’art et celle du management. Dans la continuité de la politique culturelle menée par Malraux dans l’immédiat après guerre, le renouveau de l’élan culturel marqué par les « années Lang » (1981-1991) a permis une véritable affirmation de la dimension économique de la culture. Lang a su en effet susciter un esprit d’entreprise dans la culture, en en rappelant au passage la dimension économique. Au cours de ces années, le budget d’Etat consacré a la culture a pratiquement doublé, au point que pour en gérer l’emploi face à une demande exponentielle, il a fallu substituer à l’Etat un réseau d’associations et d’établissements relais, créées sous l’impulsion de cette politique d’entrepreneuriat culturel. L’Etat a pris des mesures concrètes pour aider économiquement ces organisations culturelles. Ainsi par exemple la création en 1982 de l’AGEC (Association pour la Gestion des Entreprises Culturelles) leur permet de bénéficier d’un soutien efficace grâce à des missions de conseil portant sur divers domaines, allant de la fiscalité au droit du travail, en passant par l’informatique et le marketing. Cet organisme s’efforce de promouvoir le management dans les activités culturelles.

Une tendance à la réconciliation entre art et économie se dessine donc assez clairement depuis quelques temps. Elle se réalise essentiellement sous l’égide de l’Etat qui défend ardemment l’ « exception culturelle » en menant une politique favorable à la production nationale (et par extension européenne), en proposant des aides et des régulations très favorables aux producteurs indépendants. Cette action soutenue de l’Etat auprès du secteur privé culturel a permis le rapprochement des logiques d’art et de management, qui s’est déployé autant dans le public que dans le privé. En conséquence, les exigences de rentabilité qui caractérisent aujourd’hui en partie les industries culturelles sont devenues des variables reconnues, des instruments de notoriété autant que de mesure de la performance (hit parade, box office, billboard, etc…). l’entrée du monde de la Culture dans l’ère du big data n’a fait qu’accentuer la chose, avec les systèmes de réservations, de playlists, d’algorithmes de recommandation, etc…

La place du management dans la culture est donc en train de se légitimer. Mais les managers ont dû s’adapter aux spécificités du secteur, faisant ainsi du management culturel une relative exception par rapport au management traditionnel.

A suivre…

Alvarado Marc : « Parfois ça dégénère », Bookelis / Stoymag, 2020.

Chiapello Eve : « Artistes versus managers – le management culturel face à la critique artiste », Métailié, 1998.

Management culturel : vers un changement de paradigme (Part 1)

Dans cet article publié en six parties, nous allons tenter d’analyser quels sont les fondements du management culturel, ses spécificités, et les raisons pour lesquelles il est de plus en plus sollicité, y compris dans les structures culturelles institutionnelles ou associatives.

Des mutations technologiques et sociales

« En France, pays de l’ « exception culturelle », la culture relève encore majoritairement de la sphère publique. » Voici ce que l’on pouvait lire en introduction du guide « Parcours Culture & Patrimoine » édité par l’ONISEP sous l’égide du ministère de l’Education Nationale. Qu’en est-il dans la réalité ? Existe-t-il réellement un clivage entre la culture publique et les industries culturelles ? Les formations en management culturel dispensées en écoles spécialisées, écoles de management ou universités doivent-elles demander aux participants de choisir une fois pour toutes le secteur dans lequel ils souhaitent s’insérer ? Culture ou industrie culturelle, public ou privé, vrais ou faux débats ? Le constat lui est sans appel : les emplois de managers culturels se créent majoritairement dans le secteur privé et dans les industries culturelles. Pour analyser comment  faire face à cette évolution, nous allons privilégier une approche « métier » à une approche sectorielle, afin de mettre en avant les compétences du manager culturel qui le rendront plus flexible sur le marché de l’emploi.

La culture est l’ensemble des connaissances acquises dans un domaine particulier ; plus généralement ces connaissances sont ensuite transmises par des systèmes de croyance, des raisonnements ou encore l’expérimentation. La Culture (au sens artistique du terme) est l’une des manifestations de cette culture collective. Elle concerne donc tous les secteurs d’activité artistiques, que nous pouvons regrouper selon deux catégories : celui qui produit des prototypes, et celui qui reproduit des prototypes.

Le secteur culturel non industriel, ou artisanal, regroupe des activités produisant des biens et des services culturels destinés à être consommés dans un lieu dédié, et qui ne donne pas lieu à appropriation de l’œuvre. C’est le cas des arts du spectacle (concert, ballet, opéra, théâtre, cirque), des beaux-arts ou arts visuels (expositions, galeries d’art), et du patrimoine (musées, sites historiques et archéologiques, bibliothèques). Ici la notion d’unicité de l’œuvre (ou de sa représentation) est essentiel, le caractère événementiel souvent mis en avant.

Le secteur culturel industriel, pour sa part, regroupe des activités dont le but est de reproduire et distribuer massivement une œuvre à contenu culturel. Il peut s’agir d’un livre, d’un enregistrement sonore ou encore d’un film ou d’un jeu vidéo. Le secteur culturel industriel concerne ainsi l’industrie du disque, du jeu vidéo, de l’édition et de l’audiovisuel.

Certaines activités peuvent s’inscrire dans les deux catégories ; au fil du temps elles ont du s’adapter à de nouvelles exigences, ou su bénéficier de nouvelles opportunités. Ainsi par exemple le théâtre et les spectacles sont des activités à l’origine constitutives des arts du spectacle, mais elles se sont récemment développées pour entrer dans le secteur culturel industriel, comme on l’observe à travers la diffusion vidéo de ces œuvres à l’origine uniques. A l’inverse, les compétitions de e-sport dans le domaine du jeu vidéo s’apparentent à des mises en scène théâtralisées et événementielles, même si les supports de jeu sont des jeux vidéo édités par l’industrie.

A suivre…

Alvarado Marc : « Parfois ça dégénère », Bookelis / Stoymag, 2020.

Diffuser l’innovation (Part 2)

La diffusion par interrelations

Mais la diffusion n’est pas que verticale, de haut en bas ou de bas en haut. Elle peut tout aussi bien être horizontale. Elle se propage alors au sein de groupes de personnes qui ont des interactions, se côtoient, ont des intérêts communs, appartiennent à un même réseau, que Clyde Mitchell  qualifie comme un « ensemble particulier d’interrelations au sein d’un groupe limité de personnes, avec la propriété supplémentaire que les caractéristiques de ces interrelations, considérées comme une totalité, peuvent être utilisées pour interpréter le comportement social des personnes impliquées ». Un tel phénomène d’interrelations générateur d’innovations a pu être observé, au début des années soixante, entre le milieu littéraire issu du mouvement Beat et les milieux musicaux contestataires folk ou hippie. A cette même époque, un groupe issu des milieux existentialistes littéraires allemands avait influencé la transformation des Beatles en une entité musicale originale.

L’adoption par le système

Everett Rogers s’est également intéressé à la relation entre les individus et le système dont l’individu est membre. La similitude et la disparité des acteurs confrontés à l’innovation sont des facteurs essentiels dans son adoption et son acceptation. Il en conclut qu’ « une innovation est une idée, une pratique ou un objet qui est perçu comme nouveau par un individu ou un collectif d’adoption », où le mode de diffusion a pour mission de véhiculer cette nouveauté. C’est aussi une forme spéciale de communication. Cette communication est un processus à double direction engendrant un degré d’incertitude qui impacte la forme de la diffusion produisant un manque de prédictibilité : il n’existe pas de choix basé sur des alternatives connues. L’adoption de l’innovation, pour être massive, nécessite alors de relier des mondes sociaux éloignés, entre des individus précoces et faciles à convaincre (aventuriers, visionnaires) et des individus pragmatiques, réfractaires à la prise de risque, qui souhaitent des références clairement établies. Le temps nécessaire à la diffusion des innovations sera plus ou moins long en fonction de certains facteurs endogènes (résultant des caractéristiques intrinsèques des innovations) et exogènes (résultant de l’environnement dans lequel les innovations sont introduites).

Mesurer l’innovation?

Pour Rogers, une mesure objective de la pertinence de la nouveauté réside dans le laps de temps qui s’écoule entre la première utilisation – la découverte – et l’adoption réelle. La  diffusion de l’innovation sera plus ou moins rapide et étendue en fonction de son avantage relatif par rapport à l’idée qui est remplacée, de la cohérence de la nouvelle idée avec les valeurs existantes, des expériences passées et des besoins des potentiels adoptants. Les conditions dans lesquelles l’innovation est perçue – à savoir l’évaluation qui est faite du niveau de difficulté à la comprendre et à l’utiliser – vont également jouer un rôle essentiel à son adoption, de même que la possibilité de la tester avant une utilisation définitive et la diffusion de retours d’expériences par d’autres utilisateurs.

Extrait de « Parfois ça dégénère », Marc Alvarado, Ed. Bookelis, 2020

Diffuser l’innovation (Part 1)

Les étapes de la diffusion

La diffusion est le fait culturel par excellence : elle permet de comprendre comment les cultures singulières évoluent au contact des autres. Le sociologue Everett Rodgers a étudié dès les années soixante les chemins de la diffusion de l’innovation. Selon lui, elle est abordée comme un phénomène individuel de masse dont l’avantage relatif est perçu dans un système de valeurs donné. Le chemin de la diffusion emprunte trois étapes successives. La première est une phase de communication : la mise à la connaissance des individus de l’existence d’une nouveauté. Elle concerne aussi les modalités de son usage et les principes fondamentaux de son fonctionnement. Puis survient une phase de persuasion : c’est la stimulation de la part de l’entourage, l’introduction de la nouveauté dans le système social, puis sa légitimisation. Détecter des « agents passeurs » et comprendre leur rôle dans la diffusion d’une innovation s’avère alors très utile. Enfin arrive le moment de la décision d’adopter soi-même la nouveauté. Cette décision est individuelle, mais elle va s’inscrire dans un mouvement collectif culturellement et socialement reconnu.

Les champs culturels

Une première forme d’adoption des innovations suit un paradigme dit hiérarchique, la diffusion s’opérant  à partir d’un centre vers des périphéries. Le plus souvent, le sens de la diffusion reproduit la stratification sociale, et la conforte, via l’ostentation et la distinction par l’adoption de nouveautés ou de goûts esthétiques volontairement différents, qui peuvent constituer un temps une protection. Selon Pierre Bourdieu, la consommation artistique et la construction sociale du goût sont dépendantes du niveau d’instruction et de l’origine sociale. A la classe sociale bourgeoise le « goût de la liberté », exprimé à travers des « dispositions esthétiques ». C’est elle qui va définir les canons de l’appréciation pour assurer sa suprématie. A la classe populaire le « goût de la nécessité », qui exprime une préférence de la praticité à l’esthétique. Entre les deux, la petite bourgeoisie aspire à la distinction mais ne possède pas le capital culturel nécessaire pour la réaliser. Elle va dès lors fonctionner par imitation inachevée, envieuse, en mode dégradé.

La « street credibility »

Ce paradigme n’est cependant pas unilatéral. On peut parfois assister à un phénomène inverse, dit de « bottom-up », phénomène assez répandu ces dernières années dans la mode ou la musique (culture de la rue, des déshérités, des banlieues,…). Howard Becker décrit un tel phénomène quand il évoque les modes de diffusion du jazz, issu des clubs miteux des quartiers pauvres à majorité noire, pour finalement conquérir le public aisé blanc lorsqu’il se déporte de Harlem vers Broadway. Le mouvement punk peut également être considéré comme un courant issu de la rue des quartiers populaires, mais le haut lieu de rassemblement à ses débuts fut le quartier chic de Chelsea à Londres (même si le bout de King’s Road où se trouvaient les boutiques punk, nommé World’s End, était plutôt délabré).  A cet égard, le film « Rude Boy » montre, autour des musiciens du groupe The Clash, la dichotomie entre les lieux de résidence des musiciens (banlieue sinistre du Nord de Londres) et les clubs où ils se produisent (SoHo, Oxford Street, Leicester Square) en centre-ville. 

A suivre…

Extrait de « Parfois ça dégénère », Marc Alvarado, Ed. Bookelis, 2020.

Définir l’innovation (Part 5)

Nous terminons notre analyse du processus d’innovation par une approche centrée sur les acteurs et leur interrelations au sein du système : luttes de pouvoir et compromissions.

Les acteurs et le système

La sociologie des organisations va également nous apporter quelques précisions quant à la position des acteurs face au système. Pour Crozier et Friedberg, « ce qui est incertitude du point de vue des problèmes est pouvoir du point de vue des acteurs : les rapports des acteurs, individuels ou collectifs, entre eux et au problème qui les concerne, s’inscrivent donc dans un champ inégalitaire, structuré par des relations de pouvoir et de dépendance ». Ainsi, aucun des acteurs ne peut se prétendre totalement libre : il sera toujours, à un moment ou un autre, « récupéré » par le système officiel. Mais le système lui-même, selon les auteurs, est tout autant influencé, et même corrompu par les pressions et manipulations des acteurs. Le pouvoir d’un individu, ou d’un groupe, bref d’un acteur social, est fonction de l’ampleur de la zone d’incertitude que l’imprévisibilité de son propre comportement lui permet de contrôler face à ses partenaires. « Mais pas n’importe quelle zone d’incertitude, précisent Crozier et Friedberg : encore faut-il que celle-ci soit pertinente par rapport au problème à traiter et par rapport aux intérêts des partis en présence, que ce soit en somme une zone d’incertitude dont l’existence et la maîtrise conditionnent la capacité d’action des uns et des autres ».

Une négociation permanente

Les auteurs distinguent alors quatre grandes sources de pouvoir correspondant aux différents types de sources d’incertitudes particulièrement pertinentes pour une organisation : celles découlant de la maîtrise d’une compétence particulière et de la spécialisation fonctionnelle ;  celles qui sont liées aux relations entre une organisation et son ou ses environnement(s) ; celles qui naissent de la maîtrise de la communication et des informations ; celles enfin qui découlent de l’existence de règles organisationnelles générales. Ainsi, le pouvoir que pourra exercer un acteur à l’intérieur du système sera proportionnel à sa maîtrise d’une ou plusieurs de ces grandes sources. De surcroit, chacun d’entre eux dispose d’une marge de manœuvre, comme le soulignent les auteurs : « Une situation organisationnelle donnée ne contraint jamais totalement un acteur. Celui-ci garde toujours une marge de liberté et de négociation. Grâce à cette marge de liberté (qui signifie source d’incertitude pour ses partenaires comme pour l’organisation dans son ensemble), chaque acteur dispose ainsi de pouvoir sur les autres acteurs ». L’acteur va tenter à tout instant de mettre à profit sa marge de liberté pour négocier sa « participation », en s’efforçant de « manipuler » ses partenaires et l’organisation dans son ensemble de telle sorte que cette « participation » soit « payante » pour lui. Cette vision met en exergue, dans un contexte de conflit latent et de lutte de pouvoir, la capacité de l’incertitude à créer une marge de manœuvre pour certains acteurs, ce qui n’est pas dénué de sens dans l’analyse des rapports entre les artistes et l’industrie culturelle.

Extrait et références issus de l’ouvrage « Parfois ça dégénère » de Marc Alvarado, paru aux éditions Bookelis / Storymag en septembre 2020.

Définir l’innovation (Part 4)

Dans ce nouvel épisode, nous allons parler du « Nouvel Esprit du Capitalisme », tel que décrit par Eve Chiapello et Luc Boltanski dans leur ouvrage éponyme.

L’importance de la médiation

On retrouve certains éléments clés de la TAR dans « Le Nouvel Esprit du Capitalisme ». Ses deux auteurs s’appuient sur l’analyse de l’évolution des pratiques managériales pour aborder la nouvelle ère de l’activité marchande qu’ils qualifient de « cité par projets ». Selon leur analyse, celle-ci « prend appui sur l’activité de médiateur mise en œuvre dans la formation des réseaux, de façon à la doter d’une valeur propre, indépendamment des buts recherchés ou des propriétés substantielles des entités entre lesquelles la médiation s’effectue ». Les auteurs établissent un rapprochement entre cette « cité par projets »  et une approche plus artistique de la production qu’ils nomment « cité inspirée ». Ils en concluent que « la cité par projets a en commun avec la cité inspirée l’importance accordée à la créativité et à l’innovation. De même, ces deux cités mettent l’accent sur la singularité des êtres et des choses dont la différence même fait la valeur ». Pour les différencier, les auteurs font appel à une vision romantique de la créativité artistique lorsqu’ils écrivent que « dans la cité inspirée les personnes sont créatives quand elles sont séparées des autres, retirées en quelque sorte en elles-mêmes, dans leur intériorité, seul lieu authentique d’où elles peuvent entrer en relation directe avec une source d’inspiration transcendante (le surnaturel) ou enfouie dans les profondeurs (l’inconscient) ». Alors qu’au contraire, dans la cité par projets, « la créativité est une fonction du nombre et de la qualité des liens ». A l’intérieur de ce réseau, ils définissent l’innovation comme un processus de « recombinaison » plutôt qu’une invention ex-nihilo car, la charge de l’innovation étant répartie entre des acteurs différents, « il serait malséant, dans le cadre de cette cité, de chercher à trop préciser la responsabilité spécifique de chacun dans le processus d’innovation ou, pire, de revendiquer une originalité radicale et d’accuser les autres de plagiat ». En réalité, il semblerait que le modèle de « cité par projet » soit désormais bien plus proche des pratiques en vigueur dans l’industrie culturelle que le modèle de « cité inspirée », car ce dernier tel que décrit par les auteurs reste imprégné de la figure du génie créatif, où l’individuel l’emporte sur le collectif.

Attachement et récupération

Lorsque Boltanski et Chiapello abordent la transition entre ce qu’ils nomment la « critique sociale » – liée à une demande collective de sécurité –  et la « critique artiste » – liée à une demande individuelle d’autonomie -, ils situent la bascule au milieu des années 1970. Selon eux,  « c’est en s’opposant au capitalisme social planifié et encadré par l’Etat – traité comme obsolète, étriqué et contraignant – et en s’adossant à la critique artiste (autonomie et créativité) que le nouvel esprit du capitalisme prend progressivement forme à l’issue de la crise des années 60 – 70 et entreprend de revaloriser le capitalisme ». Cette transition, qui entraînera le triomphe du modèle libéral, verra également le formatage de l’industrie musicale et l’éradication de l’esprit de révolte par la récupération, entrainant le triomphe de l’ère MTV après les années 1980. Ce mouvement va donner naissance à ce que Michel Callon nomme un « dispositif d’attachement », où le marché va sournoisement convaincre le consommateur par des méthodes narratives appropriées que non seulement le produit ou service répond à ses besoins, mais qu’il a été co-construit avec lui, créant ainsi un phénomène d’addiction qui exacerbe la starisation aussi bien des artistes que des marques commerciales. « Les attachements réussis, affirme Callon, impliquent d’une manière ou d’une autre conversation, co-production des biens et addiction ». La finalité ? Amener le destinataire d’un bien à s’y attacher à tel point qu’il accepte de payer pour l’acquérir ou le renouveler. « On ne comprendrait pas comment ce défi est relevé si l’on ne prenait pas en compte le monde des passions », conclut Callon.

A suivre…

Extrait de « Parfois ça dégénère », Marc Alvarado, Ed. Bookelis, 2020.

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