Dans ce nouvel épisode, nous allons parler du « Nouvel Esprit du Capitalisme », tel que décrit par Eve Chiapello et Luc Boltanski dans leur ouvrage éponyme.
L’importance de la médiation
On retrouve certains éléments clés de la TAR dans « Le Nouvel Esprit du Capitalisme ». Ses deux auteurs s’appuient sur l’analyse de l’évolution des pratiques managériales pour aborder la nouvelle ère de l’activité marchande qu’ils qualifient de « cité par projets ». Selon leur analyse, celle-ci « prend appui sur l’activité de médiateur mise en œuvre dans la formation des réseaux, de façon à la doter d’une valeur propre, indépendamment des buts recherchés ou des propriétés substantielles des entités entre lesquelles la médiation s’effectue ». Les auteurs établissent un rapprochement entre cette « cité par projets » et une approche plus artistique de la production qu’ils nomment « cité inspirée ». Ils en concluent que « la cité par projets a en commun avec la cité inspirée l’importance accordée à la créativité et à l’innovation. De même, ces deux cités mettent l’accent sur la singularité des êtres et des choses dont la différence même fait la valeur ». Pour les différencier, les auteurs font appel à une vision romantique de la créativité artistique lorsqu’ils écrivent que « dans la cité inspirée les personnes sont créatives quand elles sont séparées des autres, retirées en quelque sorte en elles-mêmes, dans leur intériorité, seul lieu authentique d’où elles peuvent entrer en relation directe avec une source d’inspiration transcendante (le surnaturel) ou enfouie dans les profondeurs (l’inconscient) ». Alors qu’au contraire, dans la cité par projets, « la créativité est une fonction du nombre et de la qualité des liens ». A l’intérieur de ce réseau, ils définissent l’innovation comme un processus de « recombinaison » plutôt qu’une invention ex-nihilo car, la charge de l’innovation étant répartie entre des acteurs différents, « il serait malséant, dans le cadre de cette cité, de chercher à trop préciser la responsabilité spécifique de chacun dans le processus d’innovation ou, pire, de revendiquer une originalité radicale et d’accuser les autres de plagiat ». En réalité, il semblerait que le modèle de « cité par projet » soit désormais bien plus proche des pratiques en vigueur dans l’industrie culturelle que le modèle de « cité inspirée », car ce dernier tel que décrit par les auteurs reste imprégné de la figure du génie créatif, où l’individuel l’emporte sur le collectif.
Attachement et récupération
Lorsque Boltanski et Chiapello abordent la transition entre ce qu’ils nomment la « critique sociale » – liée à une demande collective de sécurité – et la « critique artiste » – liée à une demande individuelle d’autonomie -, ils situent la bascule au milieu des années 1970. Selon eux, « c’est en s’opposant au capitalisme social planifié et encadré par l’Etat – traité comme obsolète, étriqué et contraignant – et en s’adossant à la critique artiste (autonomie et créativité) que le nouvel esprit du capitalisme prend progressivement forme à l’issue de la crise des années 60 – 70 et entreprend de revaloriser le capitalisme ». Cette transition, qui entraînera le triomphe du modèle libéral, verra également le formatage de l’industrie musicale et l’éradication de l’esprit de révolte par la récupération, entrainant le triomphe de l’ère MTV après les années 1980. Ce mouvement va donner naissance à ce que Michel Callon nomme un « dispositif d’attachement », où le marché va sournoisement convaincre le consommateur par des méthodes narratives appropriées que non seulement le produit ou service répond à ses besoins, mais qu’il a été co-construit avec lui, créant ainsi un phénomène d’addiction qui exacerbe la starisation aussi bien des artistes que des marques commerciales. « Les attachements réussis, affirme Callon, impliquent d’une manière ou d’une autre conversation, co-production des biens et addiction ». La finalité ? Amener le destinataire d’un bien à s’y attacher à tel point qu’il accepte de payer pour l’acquérir ou le renouveler. « On ne comprendrait pas comment ce défi est relevé si l’on ne prenait pas en compte le monde des passions », conclut Callon.
A suivre…
Extrait de « Parfois ça dégénère », Marc Alvarado, Ed. Bookelis, 2020.
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