Culture & innovation

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Management culturel : vers un changement de paradigme (Part 6)

La quatrième particularité du management en secteur culturel est la permanence du conflit, tout au long de la chaîne de création de valeur. Des objectifs communs, certes, mais souvent des visions opposées dans la mise en œuvre par les différents acteurs du projet culturel.

La permanence de décisions conflictuelles

Selon Keith Negus, il y a deux grandes sources de tensions qui viennent perturber le processus du développement artistique. Tout d’abord, les différents qui émergent  des relations personnelles et affectives existantes entre les artistes et les employés des sociétés de production. Ensuite, les oppositions qui peuvent se créer entre les différentes divisions au sein même de l’industrie culturelle. Les artistes peuvent parfois avoir de bonnes raisons de rejeter les conseils de leur direction artistique. Selon la perspective des artistes et de leur management, le travail de la direction artistique peut ne pas apparaitre comme un catalyseur motivant, apportant des critiques constructives et contribuant à enrichir les idées créatives. Les directions artistiques sont par exemple au sein de l’industrie musicale, les collaborateurs les plus méprisés par les artistes et leurs managers qui les critiquent continuellement pour intervenir sans cesse et créer des conflits plutôt que coordonner et contribuer à la réalisation du travail de création.

En prenant un certain nombre de décisions, les gestionnaires sont évidemment enclins à créer des tensions avec les artistes qu’ils produisent, que le producteur doit être capable de manager, pour conserver son équipe dans une dynamique positive au sein de ce qui peut se révéler être un processus extrêmement fastidieux et risqué. La dynamique du succès commercial se traduit par une lutte des artistes pour obtenir toujours plus d’autonomie. Les artistes confirmés essaient d’établir une position qui leur évite d’avoir à passer par les recommandations du personnel de leur maison de production et les fourches caudines de la direction artistique. Les artistes souhaitent se libérer des considérations « commerciales » pour se concentrer sur leur « art », en ayant déjà prouvé leur capacité « commerciale » grâce au succès rencontré précédemment.

La tension entre le commerce et la créativité dans l’industrie culturelle n’est pas un conflit abstrait ni figé, mais fait l’objet d’une constante négociation et d’une intégration progressive dans les pratiques professionnelles. L’impératif succès commercial nécessite un marché, mais ce marché n’est pas défini à l’avance, n’est pas toujours existant, il doit parfois être créé. Il se met en place au fur et à mesure du développement de l’artiste. Les controverses sur l’aliénation des artistes engagés dans des espaces commerciaux ont souvent été l’occasion de dénoncer l’incompatibilité entre la recherche d’une qualité purement artistique et cet engagement. L’authenticité artistique est une propriété doublement relationnelle, liée aux interactions de l’artiste avec son univers social d’origine et à celles qu’il noue avec les professionnels de l’industrie culturelle.

Marc Alvarado

Alvarado Marc : « Parfois ça dégénère », Bookelis / Stoymag, 2020.

Negus Keith : « Producing pop : culture and conflict in the popular music industry », Edward Arnold, 1992.

Management culturel : vers un changement de paradigme (Part 5)

Troisième spécificité des réflexes managériaux en secteur culturel : une tendance à gérer le risque par recours à la surproduction.

La logique d’incertitude compensée par une surproduction chronique

L’incertitude est une constante de l’industrie culturelle, une condition nécessaire et redoutée. Par elle, le travail peut être inventif, expressif, non routinier, mais par elle aussi, il constitue un défi toujours éprouvant. Sans autonomie suffisante (ou contrôle amont suffisamment souple) le carburant de la créativité se volatilise. Sans contrôle par l’aval, dans la distribution et les stratégies de promotion sélective, pas de gestion efficace de la surproduction affirme Menger. Les innovations de l’industrie culturelle pour réduire l’incertitude sur le comportement de la demande et pour construire des liens récurrents avec des segments de public consistent, pour une bonne part, à faire émerger de nouveaux genres ou à convertir des succès en des genres et en des catégories identifiables.

Les industries culturelles utilisent ces tensions productives pour canaliser l’innovation et ont recours à la surproduction pour endiguer l’incertitude endémique aux mondes de l’art. Toutes les parties-prenantes de l’industrie culturelle savent pertinemment qu’il se produit beaucoup plus d’échecs que de succès, et qu’environ un projet signé par une multinationale sur huit permet de recouper les investissements réalisés et ainsi de gagner de l’argent, aussi bien pour les artistes que pour la société de production (d’où la prévalence du système de subventions amont et de contraintes à l’investissement dans la production indépendante, comme le magnifie le modèle mis en place dans l’audiovisuel en France). Les carrières artistiques dépendent des changements de tendances, des contingences des marchés commerciaux et de la réponse du public. En parallèle, les carrières des cadres des « majors » sont liées aux succès des projets auxquels ils sont associés, plus qu’à leur expérience personnelle ou leurs qualifications formelles. La surproduction devient donc une réponse rationnelle dans une situation de grande imprévisibilité de la demande, y compris dans les secteurs où le développement de chaque projet exige un investissement en capital assez important (comme dans le cinéma ou le jeu vidéo, par exemple).

Mais si un marché incertain et instable donne une chance aux indépendants de combler une brèche dans le marché, il va surtout permettre aux grandes maisons de consolider leur domination car elles seulement ont les ressources en capital pour la surproduction rationnelle qu’exige le marché. L’environnement va tenter de faire face à l’incertain et minimiser les risques – notamment économiques – en mettant en place des dispositifs d’accompagnement basés sur l’optimisation des budgets et des volumes de production (c’était surtout vrai à l’époque où les ventes se réalisaient exclusivement à partir de supports matériels), ainsi que la mise en place d’un système propre à favoriser la reconnaissance et le mimétisme : starification et clonage.

« L’incertitude est une condition nécessaire et redoutée, affirme Menger. Par elle, le travail peut être inventif, expressif, non routinier, mais par elle aussi, il constitue un défi toujours éprouvant ». Lorsqu’il a semblé évident aux directeurs artistiques des maisons de disques que le punk allait représenter quelque chose d’important en l’année 1977, ils vont tous s’adonner à la pêche aux talents sans vraiment saisir la différence entre l’avant-garde et la franche incompétence, coincés qu’ils étaient dans le modèle précédent, celui du prog rock. Les maisons de disques sont très peu scientifiques dans leur approche de ce qu’il faut publier ou non. L’expérience leur a montré que l’expérience n’était d’aucune aide en ce qui concerne ce qui peut intéresser un public ou non. En conséquence, elles sortent  sur le marché un nombre affreusement élevé de disques qui n’ont d’intérêt que pour ceux qui les ont faits et pour un petit nombre de personnes qui les détestent et n’attendent que leur échec. Les artistes trouvent leur intérêt dans la capacité de s’exprimer qui leur est ainsi offerte, et vont compenser l’incertitude de la réussite de leur production et la difficulté de la mener à bien dans de bonnes conditions artistiques, économiques et psychologiques, par une focalisation sur le travail de création qui va primer le résultat commercial et procurer une expérience enivrante et unique. Pour Menger, « la redistribution des significations attachées au succès et à l’échec est l’un des moyens par lesquels les artistes ont voulu héroïser le risque créateur sans le relier à la compétition interindividuelle ».

Ainsi, pour l’industrie comme pour les artistes – et c’est un point sur lequel ils se rejoignent – il semble difficile voire impossible de prévoir les goûts du public en matière de musique et ainsi répondre à un besoin par un produit, à la suite d’une étude de marché, comme on le ferait pour n’importe quel produit de consommation. Dans un tel contexte, les professionnels, un brin désabusés, s’en remettent à la force du bouche-à-oreilles et testent leur capacité d’efficience pour le doper lorsque le succès commence à poindre à l’horizon. Pour Jacques Attali, la valeur d’une œuvre est alors non seulement reflétée, mais aussi créée par sa position dans les classements, qui «  renvoie à la forme rêvée de l’économie démocratique où le prix n’est plus le déterminant de valeur et où le choix s’exprime par les préférences exprimées par l’ensemble des consommateurs, quels que soient leur fortune, leur influence ou leur pouvoir ». Même dans des périodes de forte innovation créative, le réflexe des « majors » reste le même : garder la tête froide et être présent sur le créneau en surproduisant pour essayer d’élargir la taille du marché par propagande le plus rapidement possible, afin de faire face à l’éventuelle brièveté du mouvement.

A suivre…

Alvarado Marc : « Parfois ça dégénère », Bookelis / Stoymag, 2020.

Attali  Jacques : « Bruits : essai sur l’économie politique de la musique », PUF, 1977.

Becker Howard : « Les mondes de l’art », Flammarion, 1982.

Menger Pierre-Michel : « Le travail créateur », Seuil, 2009.

Management culturel : vers un changement de paradigme (Part 4)

Après le questionnement de la logique de marché, voici la seconde particularité du management culturel. Elle touche l’essence même de l’esprit humain, celui de l’interprétation unipersonnelle ou collective.

La dérive d’interprétation

Le concept de « mondes de l’art » de Howard Becker propose d’analyser les interactions à l’intérieur et entre les groupes d’artistes, les publics et les fonctions support (à savoir les managers, les producteurs, les techniciens, les journalistes, les diffuseurs) qui permettent collectivement à une forme d’art de naître et de prendre forme. Un monde se compose de l’ensemble des individus et des organisations dont l’activité est nécessaire pour produire les événements et les objets qui sont caractéristiques de ce monde. Pour Becker, toute forme d’art est une « action collective », une coopération entre de nombreux agents dans le cadre d’activités variées sans lesquelles des œuvres particulières ne pourraient voir le jour ou continuer d’exister. C’est un ensemble d’activités, précise-t-il,  « qu’il faut mener à bien avant qu’une œuvre d’art prenne son aspect définitif » et dont il est éventuellement possible de dresser la liste. Il y a dans le mot « activité » l’idée de travail, de vie, de mouvement, de vitalité, d’action, de dynamisme, d’énergie, et l’étude sociologique de l’art est une étude de cette action collective.

Quatre éléments sont centraux à la compréhension des mondes de l’art : les réseaux, les lieux, les conventions et les ressources. Becker décrit les réseaux selon deux critères : l’indication de la division du travail – qui est typiquement en œuvre dans la production d’une œuvre d’art – et la somme des acteurs sociaux interagissant au sein d’un monde et de la communauté qu’ils constituent. L’interdépendance entre les acteurs dans ce processus génère des équilibres de pouvoirs qui peuvent être mobilisés lorsque des conflits d’intérêt surgissent. Dans certains cas, lorsque les enjeux ne sont pas très élevés, les rapports de force peuvent être équilibrés, chaque partie risquant sa mise si les choses ne fonctionnent pas. Dans d’autres par contre, les enjeux sont lourds et les relations très déséquilibrées, ce qui fait qu’une des parties est en position bien plus forte pour mener la négociation. Becker ajoute que lorsque des groupes de professionnels spécialisés se chargent d’exercer les activités nécessaires à la production d’une œuvre d’art, leurs membres peuvent nourrir des préoccupations esthétiques, financières et professionnelles fort différentes de celles de l’artiste.

L’activité artistique s’inscrit dans un mouvement social global et les artistes évoluent dans des systèmes de valeurs qui excèdent la sphère artistique. En règle générale, la rupture avec les conventions – et avec toutes leurs manifestations dans les structures sociales et la production matérielle – accroit les difficultés de l’artiste et réduit la diffusion de ses œuvres. Mais en même temps, elle augmente sa liberté d’opter pour des solutions originales à l’écart des sentiers battus. Dès lors, nous dit Becker, nous pouvons envisager toute œuvre d’art comme le fruit d’un choix entre la facilité des conventions et la difficulté de l’anticonformisme, entre la réussite (potentielle) et l’obscurité. Les œuvres d’art ne représentent pas la production d’auteurs isolés, d’ « artistes » qui possèdent un don exceptionnel. Elles constituent plutôt la production commune de toutes les personnes qui coopèrent suivant les conventions caractéristiques d’un monde de l’art afin de donner naissance à des œuvres de cette nature. La Nouvelle Vague cinématographique en France à l’orée des années 1960 n’a par exemple existé que grâce à la présence de nouveaux producteurs indépendants intrigués par ce mouvement, qui allait par ses innovations révolutionner le septième art.

Des groupes restreints, souvent spécialisés, se forment au sein d’un monde de l’art considéré dans son ensemble, où chaque œuvre d’art donne le jour à un sous-monde unique sous certains rapports, qui allie beaucoup de données conventionnelles à quelques éléments novateurs. Il est possible sous certaines conditions que des artistes exploitent progressivement leurs propres innovations, et élaborent ainsi une série de conventions particulières à leur travail. Mais plus souvent, les artistes collaborent à des innovations au sein de groupes, et les écoles ou les chapelles artistiques qui se forment se chargent d’élaborer les conventions qui leur sont propres. Ceux qui coopèrent avec l’artiste, à commencer par le public, font l’apprentissage de ces conventions plus singulières et originales au contact d’œuvres isolées ou d’un ensemble d’œuvres. L’artiste peut avoir appris ces conventions de manière empirique, en réalisant une œuvre ou un ensemble d’œuvres conformes, ou bien les avoir lui-même élaborées au cours d’expériences non encore dévoilées au public.

Les pratiques créatives peuvent être très diverses. Elles peuvent impliquer dans certaines situations la transgression des modèles passés, et dans d’autres, leur conservation fidèle. Elles peuvent être accélérées, ou freinées voire interdites par la modification des relations dans et autour des moyens de transmission. Elles peuvent être considérées très différemment par les individus impliqués, dans un champ complexe de valeurs sociales. Le compositeur et producteur Brian Eno déclare que l’innovation représente « une part bien moins importante » de l’activité artistique « qu’on l’imagine habituellement », et propose de lui substituer le concept de « remixage », plus approprié à l’ère postmoderne. L’artiste contemporain, suggère-t-il, « perpétue un vaste corpus de présuppositions culturelles et stylistiques, il réévalue et réintroduit certaines idées qui n’ont plus cours. L’innovation en tant que telle ne survient qu’en second lieu ». C’est l’apparition de nouvelles pratiques sociales, qui deviennent des comportements moyens acceptés et attendus. Parallèlement, d’autres normes vont disparaitre ou être reléguées au second plan. En même temps, le processus d’innovation dans les arts a un fort lien à la banalité : l’envie de créer pour la société quelque chose de neuf peut être banale, et les moyens employés pour le faire durant le processus d’innovation peuvent l’être tout autant. Une aventure innovatrice comporte sa part de basses besognes et de routines. Le terme « innovation » dans les arts soulève d’ailleurs un certain nombre de questions. Certains moments historiques, certains lieux dans l’espace social, ou bien certaines transformations technologiques, sont-ils en soi  des innovations ? Comment et par qui l’innovation est-elle reconnue, légitimée et récompensée ? Quels genres de luttes se manifestent pour affirmer ces reconnaissances, et quels intérêts politiques servent elles ? Et que reste-t-il in fine de l’innovation initiale de l’artiste après toutes les réinterprétations successives. C’est ce que j’appelle la dérive d’interprétation.

La rencontre entre cultures différentes (artistique, technique, commerciale, managériale) peut conduire à des transformations indépendantes de la pratique artistique. Selon Becker, comme ils relèvent à la fois de la création et de la réflexion, de l’innovation et de la routine répétitive, les choix décisifs sont des moments où l’artiste se trouve placé devant un dilemme singulier : pour produire des œuvres d’art remarquables qui potentiellement intéresseront le public, il doit désapprendre une partie des conventions qu’il a assimilées.

A suivre…

Alvarado Marc : « Parfois ça dégénère », Bookelis / Stoymag, 2020.

Becker Howard : « Les mondes de l’art », Flammarion, 1982.

Management culturel : vers un changement de paradigme (Part 1)

Dans cet article publié en six parties, nous allons tenter d’analyser quels sont les fondements du management culturel, ses spécificités, et les raisons pour lesquelles il est de plus en plus sollicité, y compris dans les structures culturelles institutionnelles ou associatives.

Des mutations technologiques et sociales

« En France, pays de l’ « exception culturelle », la culture relève encore majoritairement de la sphère publique. » Voici ce que l’on pouvait lire en introduction du guide « Parcours Culture & Patrimoine » édité par l’ONISEP sous l’égide du ministère de l’Education Nationale. Qu’en est-il dans la réalité ? Existe-t-il réellement un clivage entre la culture publique et les industries culturelles ? Les formations en management culturel dispensées en écoles spécialisées, écoles de management ou universités doivent-elles demander aux participants de choisir une fois pour toutes le secteur dans lequel ils souhaitent s’insérer ? Culture ou industrie culturelle, public ou privé, vrais ou faux débats ? Le constat lui est sans appel : les emplois de managers culturels se créent majoritairement dans le secteur privé et dans les industries culturelles. Pour analyser comment  faire face à cette évolution, nous allons privilégier une approche « métier » à une approche sectorielle, afin de mettre en avant les compétences du manager culturel qui le rendront plus flexible sur le marché de l’emploi.

La culture est l’ensemble des connaissances acquises dans un domaine particulier ; plus généralement ces connaissances sont ensuite transmises par des systèmes de croyance, des raisonnements ou encore l’expérimentation. La Culture (au sens artistique du terme) est l’une des manifestations de cette culture collective. Elle concerne donc tous les secteurs d’activité artistiques, que nous pouvons regrouper selon deux catégories : celui qui produit des prototypes, et celui qui reproduit des prototypes.

Le secteur culturel non industriel, ou artisanal, regroupe des activités produisant des biens et des services culturels destinés à être consommés dans un lieu dédié, et qui ne donne pas lieu à appropriation de l’œuvre. C’est le cas des arts du spectacle (concert, ballet, opéra, théâtre, cirque), des beaux-arts ou arts visuels (expositions, galeries d’art), et du patrimoine (musées, sites historiques et archéologiques, bibliothèques). Ici la notion d’unicité de l’œuvre (ou de sa représentation) est essentiel, le caractère événementiel souvent mis en avant.

Le secteur culturel industriel, pour sa part, regroupe des activités dont le but est de reproduire et distribuer massivement une œuvre à contenu culturel. Il peut s’agir d’un livre, d’un enregistrement sonore ou encore d’un film ou d’un jeu vidéo. Le secteur culturel industriel concerne ainsi l’industrie du disque, du jeu vidéo, de l’édition et de l’audiovisuel.

Certaines activités peuvent s’inscrire dans les deux catégories ; au fil du temps elles ont du s’adapter à de nouvelles exigences, ou su bénéficier de nouvelles opportunités. Ainsi par exemple le théâtre et les spectacles sont des activités à l’origine constitutives des arts du spectacle, mais elles se sont récemment développées pour entrer dans le secteur culturel industriel, comme on l’observe à travers la diffusion vidéo de ces œuvres à l’origine uniques. A l’inverse, les compétitions de e-sport dans le domaine du jeu vidéo s’apparentent à des mises en scène théâtralisées et événementielles, même si les supports de jeu sont des jeux vidéo édités par l’industrie.

A suivre…

Alvarado Marc : « Parfois ça dégénère », Bookelis / Stoymag, 2020.

Diffuser l’innovation (Part 2)

La diffusion par interrelations

Mais la diffusion n’est pas que verticale, de haut en bas ou de bas en haut. Elle peut tout aussi bien être horizontale. Elle se propage alors au sein de groupes de personnes qui ont des interactions, se côtoient, ont des intérêts communs, appartiennent à un même réseau, que Clyde Mitchell  qualifie comme un « ensemble particulier d’interrelations au sein d’un groupe limité de personnes, avec la propriété supplémentaire que les caractéristiques de ces interrelations, considérées comme une totalité, peuvent être utilisées pour interpréter le comportement social des personnes impliquées ». Un tel phénomène d’interrelations générateur d’innovations a pu être observé, au début des années soixante, entre le milieu littéraire issu du mouvement Beat et les milieux musicaux contestataires folk ou hippie. A cette même époque, un groupe issu des milieux existentialistes littéraires allemands avait influencé la transformation des Beatles en une entité musicale originale.

L’adoption par le système

Everett Rogers s’est également intéressé à la relation entre les individus et le système dont l’individu est membre. La similitude et la disparité des acteurs confrontés à l’innovation sont des facteurs essentiels dans son adoption et son acceptation. Il en conclut qu’ « une innovation est une idée, une pratique ou un objet qui est perçu comme nouveau par un individu ou un collectif d’adoption », où le mode de diffusion a pour mission de véhiculer cette nouveauté. C’est aussi une forme spéciale de communication. Cette communication est un processus à double direction engendrant un degré d’incertitude qui impacte la forme de la diffusion produisant un manque de prédictibilité : il n’existe pas de choix basé sur des alternatives connues. L’adoption de l’innovation, pour être massive, nécessite alors de relier des mondes sociaux éloignés, entre des individus précoces et faciles à convaincre (aventuriers, visionnaires) et des individus pragmatiques, réfractaires à la prise de risque, qui souhaitent des références clairement établies. Le temps nécessaire à la diffusion des innovations sera plus ou moins long en fonction de certains facteurs endogènes (résultant des caractéristiques intrinsèques des innovations) et exogènes (résultant de l’environnement dans lequel les innovations sont introduites).

Mesurer l’innovation?

Pour Rogers, une mesure objective de la pertinence de la nouveauté réside dans le laps de temps qui s’écoule entre la première utilisation – la découverte – et l’adoption réelle. La  diffusion de l’innovation sera plus ou moins rapide et étendue en fonction de son avantage relatif par rapport à l’idée qui est remplacée, de la cohérence de la nouvelle idée avec les valeurs existantes, des expériences passées et des besoins des potentiels adoptants. Les conditions dans lesquelles l’innovation est perçue – à savoir l’évaluation qui est faite du niveau de difficulté à la comprendre et à l’utiliser – vont également jouer un rôle essentiel à son adoption, de même que la possibilité de la tester avant une utilisation définitive et la diffusion de retours d’expériences par d’autres utilisateurs.

Extrait de « Parfois ça dégénère », Marc Alvarado, Ed. Bookelis, 2020

Diffuser l’innovation (Part 1)

Les étapes de la diffusion

La diffusion est le fait culturel par excellence : elle permet de comprendre comment les cultures singulières évoluent au contact des autres. Le sociologue Everett Rodgers a étudié dès les années soixante les chemins de la diffusion de l’innovation. Selon lui, elle est abordée comme un phénomène individuel de masse dont l’avantage relatif est perçu dans un système de valeurs donné. Le chemin de la diffusion emprunte trois étapes successives. La première est une phase de communication : la mise à la connaissance des individus de l’existence d’une nouveauté. Elle concerne aussi les modalités de son usage et les principes fondamentaux de son fonctionnement. Puis survient une phase de persuasion : c’est la stimulation de la part de l’entourage, l’introduction de la nouveauté dans le système social, puis sa légitimisation. Détecter des « agents passeurs » et comprendre leur rôle dans la diffusion d’une innovation s’avère alors très utile. Enfin arrive le moment de la décision d’adopter soi-même la nouveauté. Cette décision est individuelle, mais elle va s’inscrire dans un mouvement collectif culturellement et socialement reconnu.

Les champs culturels

Une première forme d’adoption des innovations suit un paradigme dit hiérarchique, la diffusion s’opérant  à partir d’un centre vers des périphéries. Le plus souvent, le sens de la diffusion reproduit la stratification sociale, et la conforte, via l’ostentation et la distinction par l’adoption de nouveautés ou de goûts esthétiques volontairement différents, qui peuvent constituer un temps une protection. Selon Pierre Bourdieu, la consommation artistique et la construction sociale du goût sont dépendantes du niveau d’instruction et de l’origine sociale. A la classe sociale bourgeoise le « goût de la liberté », exprimé à travers des « dispositions esthétiques ». C’est elle qui va définir les canons de l’appréciation pour assurer sa suprématie. A la classe populaire le « goût de la nécessité », qui exprime une préférence de la praticité à l’esthétique. Entre les deux, la petite bourgeoisie aspire à la distinction mais ne possède pas le capital culturel nécessaire pour la réaliser. Elle va dès lors fonctionner par imitation inachevée, envieuse, en mode dégradé.

La « street credibility »

Ce paradigme n’est cependant pas unilatéral. On peut parfois assister à un phénomène inverse, dit de « bottom-up », phénomène assez répandu ces dernières années dans la mode ou la musique (culture de la rue, des déshérités, des banlieues,…). Howard Becker décrit un tel phénomène quand il évoque les modes de diffusion du jazz, issu des clubs miteux des quartiers pauvres à majorité noire, pour finalement conquérir le public aisé blanc lorsqu’il se déporte de Harlem vers Broadway. Le mouvement punk peut également être considéré comme un courant issu de la rue des quartiers populaires, mais le haut lieu de rassemblement à ses débuts fut le quartier chic de Chelsea à Londres (même si le bout de King’s Road où se trouvaient les boutiques punk, nommé World’s End, était plutôt délabré).  A cet égard, le film « Rude Boy » montre, autour des musiciens du groupe The Clash, la dichotomie entre les lieux de résidence des musiciens (banlieue sinistre du Nord de Londres) et les clubs où ils se produisent (SoHo, Oxford Street, Leicester Square) en centre-ville. 

A suivre…

Extrait de « Parfois ça dégénère », Marc Alvarado, Ed. Bookelis, 2020.

Définir l’innovation (Part 3)

Après avoir décrit (Part 1) la théorie de la destruction créatrice chère à Joseph Schumpeter, nous allons ici évoquer la théorie de l’Acteur-réseau (TAR) développée dans les années 1980 par Bruno Latour, Michel Callon et Madeleine Akrich, tous trois membres du Centre de Sociologie de l’Innovation.

Un processus tourbillonnaire

Cette théorie, qui a connu une notoriété mondiale sous sa dénomination anglo-saxonne d’Actor Network Theory, dénie une quelconque linéarité au processus d’innovation. Elle conteste également l’existence de forces extérieures aux individus (idéologie, domination, croyances) qui les feraient agir. Elle refuse toute forme de catégorisation a priori (comme la notion de classe sociale, par exemple) qui déterminerait les comportements. Elle préfère à cela des explications internes à chaque phénomène étudié, en développant les concepts de « traduction » et d’« intéressement ». Ce dernier souligne l’existence de tout un faisceau de liens qui unissent l’objet à tous ceux qui le manipulent. Dans cette approche, la nouveauté évolue pour s’implanter et n’est pas séparée du milieu où elle est plongée.  A cette fin, il convient de se placer entre les différents protagonistes (certains n’étant pas présents au départ) et de leur faire admettre une interprétation de la situation. Pour la TAR, le processus d’innovation doit s’adjoindre des partenaires et surtout permettre de configurer le réseau social (ou socio-professionnel) de façon à ce qu’il se mette en action (d’où l’expression d’ « acteur-réseau »). Michel Callon le résume ainsi : « L’innovation est un processus tourbillonnaire qui aboutit, dans le meilleur des cas, à une adaptation réciproque de l’offre et de la demande. En réalité, les deux sont construites simultanément par essais et erreurs ».

Une traduction par le réseau

Notre but n’est pas ici de rentrer dans les détails et développement de la TAR – et des débats polémiques qu’elle a engendré -, mais d’observer en quoi celle-ci peut nous permettre de mieux comprendre l’apparition et la dissémination d’innovations de rupture dans les arts, et particulièrement dans la musique populaire. La TAR développe certains concepts qui peuvent nous éclairer. Tout d’abord, l’innovation nécessite la mise en place d’un réseau, qui est une méta-organisation composée d’humains et de non-humains (la technologie notamment) en tant qu’acteurs. Ce réseau peut être déjà consolidé, ou au contraire émerger au fur et à mesure du développement de l’innovation. Il transforme et se transforme selon un processus que les auteurs qualifient de « traduction » : c’est par ce biais que s’établit un lien intelligible entre des activités hétérogènes. Chaque acteur-réseau se définit alors par l’ensemble des relations qu’il entretient avec les autres. Le « traducteur », qui est un des acteurs ou groupes d’acteurs, va définir la problématique principale et sa contextualisation, tout en apportant de l’intérêt à la recherche, dans un contexte de tensions. Cette phase d’intéressement va amener l’entrepreneur à essayer de devancer ses concurrents et d’acquérir de la légitimité, même si, à ce stade, il n’a qu’une connaissance imparfaite de sa potentielle concurrence. L’innovation va alors perpétuellement tenter de s’adapter pour se répandre progressivement, afin de tendre vers le succès. Pour cela, l’entrepreneur va choisir (ou parfois se voir imposer) un « porte-parole », qui sera le représentant des parties-prenantes, en même temps que le modérateur entre chaque entité du réseau en cas de conflit. Le choix du (ou des) porte-parole(s) sera primordial dans la canalisation du mode de diffusion de l’innovation, en lien avec ses qualités intrinsèques ou sa capacité à susciter l’adhésion.

Une progression conflictuelle

Voilà pour la théorie. La grande vertu de la TAR est de décrire un processus non-linéaire (« tourbillonnaire »), fait d’incertitudes et de négociations permanentes, fréquemment conflictuelles, allant même jusqu’à générer des conflits d’intérêt entre la création et la diffusion de l’innovation. Elle positionne ainsi au centre du dispositif le traducteur –on emploiera plus volontiers le terme de médiateur dans les mondes de l’art -, dont le rôle est d’opérer le lien qui permet d’optimiser le processus d’innovation en ménageant l’intérêt des acteurs, tout en donnant du sens à leurs actions. L’innovation engendre des représentations ou des interprétations que se font les partenaires de sa future exploitation, avec des risques de dérive et d’incompatibilité. Elle se trouve donc en perpétuelle évolution, sa seule valeur technique ne pouvant suffire pour l’imposer. Elle devient ainsi une démarche dialectique portée par un lot d’acteurs-clés dans un réseau performant. Elle est in fine le fruit d’un consensus.

A suivre…

Extrait de « Parfois ça dégénère », Marc Alvarado, Ed. Bookelis, 2020.

Définir l’innovation (Part 2)

Innovation et créativité

L’innovation apparait dans le contexte du processus créatif, qui se met en place dans un environnement permettant de rester réceptif aux stimuli extérieurs pour créer une sorte de caisse de résonance dans laquelle l’éclosion des idées nouvelles sera favorisée. Ce processus créatif d’innovation s’étend généralement sur une période assez longue, dans laquelle les acteurs doivent apprendre à gérer les doutes pour acquérir de l’endurance et attendre le moment déclencheur, celui qui permettra de saisir une opportunité qui engendrera le signal de départ. Le contexte de la mise en œuvre de ce processus est souvent primordial : que ce soit dans un laboratoire, un incubateur ou un studio d’enregistrement, chaque espace de travail engendre ses propres cérémonials et rituels. Le processus créatif de rupture nécessite certaines conditions de mise en œuvre. Tout d’abord, un certain degré de compréhension du sujet et de ses déclinaisons, ce que l’on pourrait traduire par la connaissance de l’état de l’art, car c’est souvent contre l’ordre établi que se positionne l’innovation. Le second pré-requis peut être une connaissance des méthodes et des techniques en vigueur dans la sphère de pratique. Le processus pourra alors laisser le pouvoir à l’imagination, par la création d’images, l’utilisation de symboles ou de métaphores, de manière à créer un nouveau terrain de jeu.

Le processus d’innovation a souvent été décrit a posteriori car il est la résultante parfois heureuse ou inattendue du processus créatif. Il suit une progression temporelle dont la trajectoire est segmentée en moments-clés qui se succèdent. Le processus d’innovation est fait d’interdépendances et sa gestation est souvent sociale : il subit invariablement des influences, des contraintes et des partis-pris entraînant des réflexes de mimétisme. Il est également perpétuellement soumis à la négociation, car le processus d’innovation est un processus collectif. Une seule personne peut promouvoir une idée, mais elle va rapidement s’entourer de quelques individus partageant les mêmes convictions et les mêmes aspirations. L’innovation engage et concerne de facto une multitude d’acteurs : une nouveauté doit être adoptée en dehors du groupe qui l’a échafaudée pour être qualifiée d’innovation. Tout au long du processus, les acteurs jouant un rôle majeur peuvent être amenés à changer.

Le processus d’innovation

L’innovation est un processus vertueux. Quand il a cours, une dynamique positive s’enclenche, un enthousiasme particulier nait qui conduit à l’adaptation d’une nouveauté en des usages originaux. Il se produit alors une rencontre fructueuse entre un ensemble social et une entité innovante. Le processus d’innovation n’est donc pas automatique ni mécanique, mais procède plutôt d’un ajustement voire d’une alchimie particulière. C’est un processus contingent, souvent imprévisible, et qui n’est pas exempt de surprises, générant des découvertes par sérendipité, ce phénomène générateur d’innovation due au hasard. Le processus d’innovation se retrouve alors pris dans des interactions, qui vont contribuer à remettre en cause des positions acquises, des rentes de monopoles, des prérogatives ou des intérêts. Il est traversé d’oppositions, de débats contradictoires, et il génère des conflits. Puis, à un moment, l’innovation se stabilise dans son contenu et dans ses usages. Certains critères vont contribuer à délimiter le périmètre des innovations, notamment lorsque l’idée doit donner lieu à la production d’un prototype, d’un artéfact ou d’un dispositif après une plus ou moins longue série de transformations. Cette phase se matérialise par la mise sur le marché d’un produit ou d’un service, avec l’intégration de la nouveauté dans la production. Le succès commercial pourra alors légitimer l’emploi du qualificatif « innovant », renforçant les liens entre l’innovation et le marché. Pour le sociologue Michel Callon, « l’innovation est indissociable de l’activité marchande, puisque celle-ci consiste en l’instauration de transactions bilatérales et que toute transaction réussie suppose sa singularisation, c’est-à-dire une qualification spécifique, aussi ténue soit-elle, du bien vendu et acheté ».

A suivre…

Extrait de « Parfois ça dégénère », Marc Alvarado, Ed. Bookelis, 2020.

La créativité (Part 2)

Comment définir la créativité ?

Le champ d’étude de la création est vaste : artistique et scientifique, au départ, il s’étend par la suite  à de nombreuses activités dans lesquelles la valeur des idées va être analysée dans son contexte. La créativité peut être approchée comme la capacité à réaliser une production qui soit à la fois nouvelle et adaptée au contexte dans lequel elle se manifeste. Par production nouvelle, on entend une production originale et souvent imprévue : elle se distingue de ce que le créateur ou d’autres personnes ont déjà réalisé. Elle peut par contre représenter divers degrés de nouveauté : elle peut ne présenter qu’une déviation minime par rapport aux réalisations antérieures, ou au contraire, s’avérer être une innovation importante. Mais une production créative ne peut être simplement une réponse nouvelle. Elle doit également être adaptée, c’est-à-dire qu’elle doit satisfaire différentes contraintes liées aux situations dans lesquelles se trouvent les personnes.

Il n’existe pas de norme absolue pour juger de la créativité d’une production. Les appréciations sur la créativité impliquent cependant un consensus social. Un juge unique, un comité constitué de plusieurs personnes ou une société dans son ensemble évaluent des œuvres, des produits ou des projets et déterminent leur degré de créativité par rapport à l’existant. De la même façon, le niveau global de créativité d’une personne (ou d’un groupe) est évalué par rapport à celui d’autres individus (ou d’autres groupes). L’importance relative de la nouveauté et de l’adaptation dépend aussi de la nature des tâches proposées aux sujets. Par exemple, le critère d’adaptabilité est plus fortement mobilisé dans les productions créatives des ingénieurs que dans celles des artistes. Par ailleurs, les individus peuvent interpréter différemment les concepts de nouveauté et d’adaptation. Par exemple, en ce qui concerne la nouveauté, certains individus vont accorder plus de valeur à leur réaction immédiate et émotionnelle face à une réalisation originale, alors que d’autres vont plutôt avoir tendance à mettre en relation cette réalisation avec des productions antérieures afin de déceler une innovation éventuelle. Enfin, une idée peut être nouvelle pour une personne mais ne pas l’être pour une autre, selon leurs expériences antérieures respectives.

Outre les aspects de nouveauté et d’adaptation, il y a d’autres caractéristiques qui influencent souvent les jugements à propos de la créativité, comme la qualité technique d’une œuvre, ou encore l’importance de la production par rapport aux besoins de la société. La nature du processus de production de l’idée doit être prise en compte pour juger si une proposition originale est bien la résultante de la créativité de son auteur. Une œuvre créée par hasard ou résultant de l’application de règles énoncées par un tiers, même originale et adaptée, peut ne pas être considérée comme créative. En principe, l’acte créatif est censé se mettre en œuvre dans le cadre d’un travail soutenu et intentionnel et doit présenter la résolution concrète de problèmes de réalisation. Les travaux du chercheur en psychologie Todd Lubart ont montré en outre que l’appréhension de la créativité peut varier selon la culture et l’époque. Ainsi dans certaines cultures, la créativité est centrée sur la production en rupture avec la tradition, alors que d’autres cultures vont valoriser le processus de création lui-même, plutôt que le résultat et/ou l’utilisation novatrice par rapport aux éléments traditionnels de la culture.

Si l’acte créatif en lui-même est difficile à cerner en dehors de son contexte historique et technique, il en est de même pour la personnalité du créateur. Une production créative – ou plus généralement une conduite créative – peut être nouvelle ou originale au regard de l’histoire de l’humanité, c’est-à-dire antérieure à toute copie, mais peut aussi être considérée comme novatrice par rapport aux expériences précédentes de l’individu créatif. Selon cette typologie, la spécialiste en sciences cognitive Margaret Boden affecte au premier groupe le qualificatif de « créativité historique », et au second celui de « créativité psychologique ». La créativité psychologique s’observe chaque fois qu’un individu produit, en réponse au problème qu’il rencontre, une solution nouvelle par rapport à ses expériences précédentes. C’est une forme de « créativité privée », en ce sens qu’elle ne nécessite aucune reconnaissance par autrui. Cette approche permet d’exalter les capacités créatives de chaque individu, souvent circonscrites toutefois dans un domaine particulier dans lequel ils possèdent une certaine légitimité. La créativité historique, quant à elle, est un sous-ensemble restreint de la créativité psychologique, qui se révèle être nouvelle pour l’individu ainsi que pour un ensemble d’individus pouvant attester de cette nouveauté dans un temps donné. Boden précise que chaque acte créatif implique le même processus, sa valeur historique dépendant pour une grande partie de son contexte culturel. Dès lors, la dynamique de l’interaction entre la personne et l’environnement est un des aspects les plus importants dans l’analyse des caractéristiques d’adaptation de la créativité. Une conduite créative tient compte des contraintes, des facettes, du contexte dans lequel elle se manifeste ; elle est une réponse à une situation donnée, l’individu devant alors s’adapter aux exigences de son environnement.

A suivre…

Extrait de « Parfois ça dégénère » par Marc Alvarado, 2020, Ed. Bookelis

Le processus de quête (part 5)

Acquérir et partager une vision du projet innovant

Pour réussir le voyage, le porteur du projet devra énoncer des règles claires pour chaque profession, s’appuyer sur des structures relais dans ou à l’extérieur de l’organisation, se donner du temps dans l’évaluation et combattre l’isolement. Les projets innovants sont souvent de longs voyages, que l’on fait à plusieurs.

Les structures narratives et la métaphore du voyage du héros permettent de créer une vision du management de projet innovant. L’avantage de ce mode de lecture est qu’il fait parler l’imaginaire, ce qui est une compétence essentielle pour qui veut développer puis gérer la créativité. Les étapes du voyage du héros permettent en outre au porteur du projet, au moment de conter sa vision à sa hiérarchie, puis à son équipe pilote, de bien situer les seuils à franchir, les moments importants et leur enchaînement probable dans le cycle de vie du projet. La métaphore du voyage est, parmi toutes les structures narratives, celle qui s’apparente le plus à celle de la vie, dans la dimension universelle des rites de passage et de la quête initiatique. C’est celle qui décrit le plus en profondeur la relation d’un individu à son environnement, qu’il soit familial, sociétal ou virtuel.

L’étude de cas d’entreprise dans le processus d’apprentissage, notamment dans le cadre de l’étude des techniques de management, a depuis longtemps montré sa pertinence dans la capacité à mobiliser les esprits autour d’une histoire et des leçons essentielles à en tirer, en regard de l’enseignement conceptuel dispensé par ailleurs. Dans le monde des médias omniprésents dans lequel nous vivons, la narration épique vue en tant qu’analyse prospective du pilotage d’un projet innovant, propose une méthodologie originale, tout autant qu’un état d’esprit, à inculquer et à mettre en œuvre pour faire adhérer une équipe ou une organisation autour d’une vision.

Références 

Jean-Paul Desgouttes : « Le verbe et l’Image », ed. L’Harmattan, 2003.

Joseph Campbell : « The Hero with a Thousand Faces », ed. Fontana Press, 1993 (ed. originale Princeton University Press 1949).

Christopher Vogler : “The Writer’s Journey”, ed. Michael Wiese, 1992, revisée en 1999.

James Bonnet : “Stealing Fire from the Gods”, ed. Michael Wiese, 1999.

Vladimir Propp : “Morphologie du conte”, Points Seuil, première publication en 1928.

Peter Senge : « La Cinquième Discipline : l’Art et le Manière des Organisations qui Apprennent », ed. First Press, 1992.

Stephen Denning : « The Springboard : How Storytelling Ignites Action in Knowledge-Era Organizations », ed. Butterworth-Heinemann, 2000.

Yiannis Gabriel : “Myths, Stories and Organizations”, Ed. Oxford University Press, 2004.

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